« Ceci est mon corps » : le Corps du Christ n’est-il pas le vrai corps augmenté ?
Alain Mattheeuws
Nous pouvons faire observer en guise d’introduction à nos réflexions quelques paradoxes qui accompagnent l’énoncé de ces paroles et le récit de l’Institution.[1]
Le premier concerne le récit de l’institution eucharistique qui nous est rapporté avec précision dans les synoptiques (Mt 26,26-29 ; Mc 14,22-25 ; Lc 22,14-20). Les paroles de Jésus à la Cène ont une densité de présence et de réflexion pour les générations à venir. Dans l’évangile de Jean, ces paroles sont absentes et le récit de l’institution est « remplacé » et « symbolisé » magnifiquement par le lavement des pieds (Jn 13,1-20). L’événement fondateur du salut est ainsi offert sous deux modalités : paroles qui font ce qu’elles disent, geste qui dit ce qu’il fait et ce qu’il signifie ultimement. L’amour se dit dans un acte libre et conscient « pour autrui ». S’il est demandé de « faire ceci en mémoire de moi », cela signifie que ces paroles sont pour les générations qui traversent le temps.
Le deuxième concerne la personne même du Christ. « Ceci est mon corps à moi, celui qui est pour vous ». Le grec met en évidence le fait que Jésus parle du corps qui est proprement le sien. Ce mémorial est propre à la personne du Christ en son corps. Le mystère de l’Incarnation (« Le Fils de Dieu, dans la nature humaine qu’il s’est unie, a racheté l’homme en triomphant de la mort par sa mort et sa résurrection et il l’a transformé en une créature nouvelle, (Gal. 6,15 ; 2 Co 5,17) Lumen gentium n°7). Cette affirmation conciliaire prend son actualité à chaque moment de l’histoire de notre humanité et elle nous est rappelé dans cet instant dramatique où le Christ se donne et manifeste clairement la visée consciente et libre de son don comme fils de Dieu fait homme. Le « pain » de la Pâque est saturé de sa présence active, mais cette présence n’est pas limitée par les limites de son corps ou celles des espèces : elle est extase hors de son corps pour « définir l’amplitude de son corps » dans l’histoire du monde. En effet, quand il prononce les paroles « Ceci est mon corps », son regard se pose sur le pain rituel qu’il partage à ses disciples, mais son regard se pose également sur ceux qui sont rassemblés autour de lui avec Judas qui mange au même plat. Ce regard dit aussi « ce qu’est le corps rassemblé » de ses disciples. Son regard est posé sur les espèces du pain et du vin et non pas sur le vide : tout l’ordre du créé est dès lors transformé par ce regard de l’Homme-Dieu. Le temps et l’espace sont intégrés également dans le « ceci » et sont transformés aussi. Le passé deviendra « matière d’un mémorial », l’avenir « matière d’une parousie ». Ces « matières » ne sont pas des concepts, du virtuel, du matériel : c’est un « corps » personnel nommé par les paroles de Jésus lui-même.
Notons également cet autre contraste : l’affirmation de Jésus est énoncée par Jésus lui-même qui parle de « ceci » est mon corps, tout en étant lui-même en son corps personnel et historique. Cette distance entre lui et ce qu’il dit « être lui » dans l’histoire n’est pas réductible à ce que nous en voyons et en disons. Cette présence « réelle » défie nos perceptions sensibles de la présence : elle passe par nos sens, mais les suscite vers d’autres sens puisque cette présence est multiple et reprend tout le créé, les créatures, la terre et le ciel, tout en disant l’unique personne du Christ dans l’histoire sainte. Les sens liés au corps et à notre propre corps ouvrent notre intelligence au réel, mais soulignent également nos limites. Ils renvoient toujours, dans l’unité de notre personne, à l’acte de foi, aux sens de la foi qui voient, touchent, entendent une présence divine dans l’histoire.
Le troisième concerne les paroles même du Christ. Le Christ ne dit pas « je suis dans le pain » ou « ce pain est mon corps », mais « ceci est mon corps ». Ce démonstratif nous ouvre une fenêtre sur l’infini. Qu’est-ce que ce « ceci » qui est le corps, et surtout « mon » corps, comme dit le Christ. Ce n’est pas l’objet matériel, le pain et le vin, qui seuls « sont » le corps du Christ. Notons la richesse symbolique à la fois du pain et du vin, particulièrement l’importance de ce qui devient le « sang du Seigneur, uni intimement à son corps », siège de la vie humaine. Ne sont-ils pas des « apparences », des « espèces » qui demeurent alors que la substance est « autre » ? La personne divine ne s’y réduit pas même si elle est vraiment entrée dans l’histoire et s’y est rendue présente. Les espèces créées disent ce qu’est le « corps » par la substance symbolique qu’elles sont et représentent. L’univers symbolique est non seulement présent dans les paroles et les gestes de Jésus mais il est hautement présent dans l’acte personnel par lequel le Christ énonce cette vérité.
« Le corps est plus que le corps »
Nous rencontrons cette évidence dans de nombreuses circonstances de nos vies, mais particulièrement en son commencement et au terme de la vie terrestre. A l’origine de la vie comme à la fin, pour le petit comme pour l’adulte, pour la personne âgée, handicapée ou malade, l’être humain ne se réduit pas aux apparences du corps. Tout être vivant est en son corps, mais nous savons combien la vie donne à ce corps des apparences différentes selon la croissance même, selon la modalité sexuée du corps, selon les événements auxquels ce « corps humain » participe. Les expressions du corps personnel sont diverses dans le temps et dans l’espace : les gestes et les paroles disent cette richesse de l’être humain qui communique avec autrui, établit une communion des personnes à travers l’amitié et l’amour. Rien ne se fait ni ne se dit « en dehors » du corps qui est mien, mais en même temps le sujet dit toujours un « surcroît » par le corps qu’il est et qu’il devient. On peut déjà parler du langage objectif du corps dans lequel le sujet s’exprime mais aussi dans lequel il est dépassé par un sens gratuit.
La diversité des personnes est un trésor qui appartient à l’humanité depuis qu’elle est sur la terre. Ce trésor apparaît dans le caractère unique de chaque personne. La plupart des philosophes ont insisté sur cette « unicité » de l’être humain, du sujet. E. Lévinas ne suggérait-il pas ce point en parlant du « visage » d’autrui ? Ainsi dans toute relation avec autrui, le corps est-il un carrefour éthique incontournable. Par lui, nous sommes appelés au respect, à l’amour de ce qui n’est pas nous et qui est d’égale dignité. Et nous parvenons non pas à percer son mystère et à le connaître totalement, mais à comprendre aussi qui il est en son corps, par son corps. Nous accédons à lui par son corps « livré » ou offert au regard et à la rencontre. Dans cette altérité, nous accédons aussi à nous-mêmes.
De plus, l’uniformité des corps est une illusion, tant au point de vue biologique qu’anthropologique. Elle serait appauvrissement car tout être humain est « unique » à ses yeux, aux yeux de Dieu, aux yeux d’autrui. Et la diversité des corps en est une attestation parmi d’autres depuis le code génétique jusqu’aux variations phénotypiques du corps dans le temps d’une vie. Chacun de nous est connu de Dieu « par son nom » (Ex 33,12 ou bien Jn 10,3). Personne ne vient à l’existence sans avoir été voulu directement par Dieu (« l’homme est la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même », Gaudium et spes n°24). Cette unicité que nous reconnaissons à autrui et qui fonde aussi notre relation à lui est enracinée dans une relation immédiate de chaque être humain avec son Créateur, reconnu ou pas. Aucun être humain ne peut être substitué par un autre : c’est l’illusion ou le fantasme du clone. De fait, un embryon ne remplace pas un autre, un époux n’est pas interchangeable, un ami n’est pas un autre. Cet « absolu » de chaque personne se dit toujours cependant dans le « relatif » qu’est son corps.
Bien entendu, nous pouvons penser le lien unifié entre l’âme et le corps. La personne est cette « unité » dans laquelle se distinguent des réalités distinctes qui se manifestent dans l’histoire. Le corps est plus que le corps : cela signifie qu’il est plus que ce que nos yeux de chair peuvent en percevoir. Il est plus que ce que les observations de sciences différentes nous en livrent. Personne n’est sans son corps mais personne ne se réduit au corps propre : il y a un « mystère » du corps : un surcroît de sens et de présence. Le corps dit plus que ses apparences : il dit la personne dans l’histoire des hommes et dans l’histoire divine. Chacun d’entre nous, nous pouvons dire avec vérité « ceci est mon corps » en « vérifiant » le contenu de cette affirmation dans l’espace et dans le temps, également pour l’éternité. Par les paroles de la Cène, le Christ confirme notre existence propre.
Dans l’histoire de certains malades pourtant, pour l’embryon comme pour le mourant, l’expression visible de cette affirmation n’est pas ou n’est plus toujours possible. L’embryon ne parle pas, le comateux ne se dit plus dans son langage. Nous avons vu alors ce que cette situation signifiait comme « appel éthique » pour les membres de la famille et pour les soignants. Mais cette prise de parole, qui met un peu à distance du corps, dit également pour nous que ce corps que nous identifions, que nous montrons, dont nous souffrons, que nous soignons, est plus que le corps « visible » : il est le corps intimement lié à la présence d’un être unique, mis à l’existence pour l’éternité, et qui cherche un « accomplissement », une plénitude de vie en ce monde et dans l’éternité.
« Le corps est le symbole par excellence »
Dans nos vies, nous avons également expérimenté que le corps humain non seulement renvoie au-delà ou en deçà des apparences qu’il revêt, mais qu’il est incontournable pour dire à l’homme ce qu’il est et le sens de son existence. Dire « ceci est mon corps » n’est pas seulement renvoyer à ce qui dépasse les apparences et le visible, tout en étant très concret ; mais c’est également « révéler » une part du mystère qui n’est pas appréhendé d’emblée ou par des yeux marqués par telle ou telle méthode d’observation. Cette affirmation, face au Christ, est de l’ordre de la foi : anthropologiquement elle est toujours une lumière sur ce qu’est le mystère de la personne. Dire « ceci est mon corps », c’est dire « je » face aux « tu » : c’est toujours une expression d’une confiance envers le créé qui m’entoure et les autres qui me rencontrent.
Le corps humain concentre en lui-même un trésor de significations parfois éparses dans le cosmos. L’humain n’efface ni le lien avec la nature, ni les faiblesses et les richesses de sens de celle-ci. Le corps humain concentre un univers de significations car il dit le sens de ce monde créé dont l’homme est l’intendant, ou le lien-tenant de Dieu (Gn 2,15). Il concentre l’univers de significations car il offre aux autres « corps » de trouver leur place également face au corps humain, corps personnel. On le dit un peu grossièrement quand on parle de l’homme comme « roi de la création ». Mais les textes de la Genèse sont assez explicites pour dire la place privilégiée de l’homme dans la création : si l’homme est le « sommet » de la création (Gn 1,27), ce n’est pas seulement au niveau de sa différence de nature, ni de la perfection de son corps, mais aussi parce que, grâce à lui, les autres créatures sur la terre trouvent leur place[2]. Cette affirmation est vraie du point de vue ontologique, mais surtout dans l’ordre de l’histoire du salut. Dans le rapport des personnes, signalons simplement combien le corps personnel n’est jamais solitaire. La solitude originelle est toujours une solitude d’attente, de communion[3]. Le corps personnel dit toujours qu’il vient d’ailleurs (la filiation) et qu’il vise une communion de type nuptial (la conjugalité). Dans ses limites, le corps personnel sexué dit la richesse de la radicale différence sexuelle. Il témoigne de sa potentielle fécondité (la parenté).
C’est en son corps que tout être humain est appelé à « consentir » à ce qu’il est. Le corps qui occupe toujours un « espace et un temps », manifeste la limite de chaque être humain et en même temps suggère son mystère infini. Toutes les limites du corps (et également ses faiblesses, ses maladies et la mort) sont comme un « appel » à un abandon à Celui qui est à la fois le Créateur et le Sauveur de l’univers. Toutes les limites du corps révèlent en creux un « plein », une « abondance » de l’être dont la vie humaine est un chemin décisif : une histoire sacrée. La vie qui anime les corps est souvent fragile et vulnérable : elle atteste cependant de manière incontournable une vie et un monde qui ne passeront pas. Le corps comme symbole donne « à penser » à ce qui le dépasse : à ceux qui l’ont conçu, à Celui qui l’a posé dans l’être, à ce qui lui donne vie et permanence dans le temps et dans l’éternité. Le corps comme symbole donne également « de penser » aux autres et à Dieu : à la place des autres corps dans l’univers, au sens d’une communion personnelle, aux mots que librement chacun peut « dire » par son corps et en son corps à Dieu qu’il ne voit pas. « Car la spécificité de la condition de la nature humaine, c’est d’accéder aux réalités spirituelles et intelligibles par la corporéité et la sensibilité » (Thomas d’Aquin, S. Th., IIIa, qu. 61, art.1 ; resp.).
Pour chacun de nous, le corps propre est même le lieu d’une révélation : c’est en mon corps que je suis aimé et que j’aime, c’est en mon corps que je fais amitié, c’est en mon corps que je fais confiance pour toujours, c’est en mon corps que je glorifie le Créateur. Dire que le corps est le « symbole par excellence », c’est dire combien il est le lieu d’une présence à soi, aux autres et à Dieu. Cette présence est connaissance : de soi, des autres, de Dieu. Tous les modes de connaissance humaine passent par le corps, mais toutes les connaissances ne peuvent « réduire ou mesurer » la connaissance que le sujet a de lui-même en son corps. Le symbole qu’est le corps est une « maison habitée » dont le locataire ou le propriétaire peut dire : « je suis là ». Dire « ceci est mon corps », c’est dire une identité qui est d’accueil et d’ouverture à l’identité d’autrui et à celle de Dieu dont la quête est inscrite « charnellement » dans tout être humain. Du point de vue éthique, c’est dire finalement que le corps est le lieu d’un acquiescement et d’une réponse à l’acte créateur de Dieu : il est la maison ordinaire de la personne dans laquelle le Christ et son Esprit sont bien présents car en cette « chair » « s’apprivoise, se mêle, s’échange et s’unit amoureusement » sa chair à la nôtre. « Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? » (1 Co 3, 16). « Ce qui fait la fragilité de l’homme en même temps que son ouverture au monde sont assumées comme telles et transfigurées par la communion charnelle et spirituelle au Corps charnel et spirituel du Christ »[4].
« Le corps est communion »
Les paroles « Ceci est mon corps » ne sont pas isolées dans la Tradition qui nous les transmet. Le Seigneur Jésus invite ses disciples à entrer dans un rapport particulier à son corps car il poursuit son discours-testament et l’explicite. Il ajoute pour ceux qui sont autour de lui ces paroles de communion : « prenez et mangez ». Ainsi chacun est-il invité à accueillir le mystère du corps et à s’engager dans une confiance qui dépasse sa propre conscience du corps propre et du corps de Jésus qui parle. Jésus dit encore, comme pour appuyer la réalité de ce qu’il offre de lui-même, et en signe de prophétie des souffrances prochaines : « Ceci est mon sang ». Il bénit la coupe pascale et invite encore chacun à entrer dans cette communion dont l’enjeu est la vie et la mort : « prenez et buvez ». Il va plus loin puisqu’il nous offre le sacrement de sa présence au long des siècles en ordonnant à ses disciples de faire de même « pour la multitude ». Ainsi instaure-t-il un langage et un signe permanent de sa présence d’amour parmi les hommes.
Ce qui est vrai pour ceux qui entouraient le Christ à la Cène, l’est aussi pour nous. Dans l’économie sacramentelle, le corps du Christ est rendu accessible aux sens et proche de nous : nous pouvons le voir, le toucher, le manger. Les espèces du « pain et du vin » appartiennent à l’ordinaire de la vie : elles ont un lien privilégié avec la maintenance et la croissance du corps humain : avec le soin que nous avons à nous accorder et à accorder à tous les hommes, particulièrement comme signe de l’hospitalité. Toute nourriture partagée donne d’ailleurs une force physique à celui qui est alimenté. Cette force est aussi spirituelle. Elle est « communion » d’esprit et de cœur : manger à la même table, c’est poser un geste d’intimité mutuelle, d’amitié, de fraternité, de communion. Pour les apôtres, manger le corps du Christ, être à la même table, n’est-ce pas entrer dans l’intériorité du Christ lui-même ? L’eucharistie est « apprentissage » régulier à accueillir et à trouver le Christ en nous. N’est-il pas venu habiter parmi nous et en nous ? Nous le faisons nôtre ce corps : nous devenons comme lui, nous aimons comme lui. Notre corps pourrait devenir son corps au sens de la liturgie grecque qui dit que celui qui a communié est « théophore ». Il porte Dieu. « Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » (Jn 6, 56) Toute communion mutuelle d’amour passe par le corps. Rappelons que la Tradition de l’Eglise désignait par la même expression « Corpus Christi », le corps de Jésus né de la Vierge Marie, le Corps eucharistique et le Corps ecclésial du Christ[5]. Le même terme unifiait ces trois réalités. Parler de communion pour l’un, c’est en parler pour l’autre. L’eucharistie, dès la Cène, est un mystère de communion ecclésiale. L’eucharistie dit quelque chose du mystère du corps personnel de chacun.
La présence du Christ historique nous est offerte, après sa Pâque, d’une autre manière, plus intérieure qu’extérieure à première vue. La mort du Christ est condition d’une nouvelle présence : intérieure au corps de ses disciples. Sa vie doit « couler » en nous comme la sève de la Vigne coule dans les sarments (Jn 15,1). Le Christ passe ainsi dans le corps de ses disciples, il vit en eux, il habite en eux. « Manger le corps », c’est trouver le Christ à l’intérieur de nous-mêmes et devenir Lui, en nos corps, « fils dans le Fils », héritiers, enfants d’adoption (Rm 8). « Et ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 20). C’est en ce sens que nous percevons l’importance du viatique en fin de vie. Il manifeste dans l’histoire d’un baptisé la manière dont il vit sa Pâque, en lien intime avec le Seigneur. Le Christ lui devient intérieur jusque dans son corps souffrant et qui va vers la mort. Le pain de vie est offert pour une vie qui ne passera pas. « Car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et donne la vie au monde” » (Jn 6, 33). Que ce soit pour le mourant ou pour chaque communiant, une vérité se fait chair : le Christ vient faire sa demeure en eux. Son corps est uni à leur corps. Leur corps devient son corps. Une communion profonde s’établit. Dans chaque eucharistie et pour celui qui communie, cette expérience se réalise et change le corps humain : le divinise.
« Or la grâce de l’esprit transforme les fidèles au corps du Christ sans les dépouiller de leur identité première. Elle les assume dans la personne du Christ au point que l’Apôtre peut dire : « Le Christ vit en moi » (Ga 2,20) ; elle les assume dans l’être du Christ, au point que l’Apôtre peut dire : « Vous êtes dans le Christ » (1 Co 1,30). Le chrétien ne perd cependant pas sa personnalité, plus que jamais il est le « sujet » de sa vie : « je vis dans la foi au Fils de Dieu (Ga 2,20). Les corps des fidèles sont des membres du Christ, mais ne cessent d’être leurs corps à eux : « Vos corps sont des membres du Christ » (1 Co 6,15)[6].
Ce chemin d’intériorisation s’opère dans l’histoire de chacun. Nous percevons ainsi l’importance de l’eucharistie pour notre vie ordinaire : pour le temps qui passe, pour les regards qui se posent sur les autres, embryons, adultes, mourants. Si le Christ est en nous, si nous devenons le corps du Christ, le regard posé sur les autres « corps » ne peut que changer. Ce regard de la foi nous indique les enjeux de nos actes, de nos rencontres, de nos paroles. La communion que nous pressentons possible, devient réalité puisque par l’Esprit, le même Christ fait sa demeure dans les corps personnels de nos frères et sœurs. La communion qui s’établit par et dans les corps humains, n’est pas uniquement de l’ordre d’une ressemblance physique ou d’une reconnaissance de la transcendance de l’homme (comme être d’esprit). Cette communion est une grâce. Elle est participation en nos corps à l’intériorité de la présence du Sauveur dans l’histoire mais particulièrement dans le corps de chacun. Les membres d’une assemblée eucharistique peuvent communier au même corps du Christ. Mais dès lors, la communion qui leur est donnée de vivre dépasse ce qu’ils peuvent construire, établir par les forces de leur propre corps. C’est le Christ lui-même qui les établit en un même corps. Cette communion eucharistique, si elle est bien l’œuvre de l’Esprit de Jésus, se vit dans le corps personnel des baptisés. Ce surplus, cette grâce se lit, s’exprime dans le corps de chacun. Cette communion est attestation, gage, promesse, de la communion des saints : elle est la parousie qui advient déjà dans le temps, non pas à l’extérieur de l’Eglise et des personnes, mais en leur corps. Nous comprenons mieux l’adage classique : l’eucharistie fait l’Eglise. Et l’Eglise fait l’eucharistie. De part et d’autre, c’est un même mystère : celui du corps du Christ. Le corps augmenté est un corps transformé et dilaté par l’Esprit de Jésus.
« Le corps est un lieu de vie »
« Je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abondance » (Jn 10,10). Cette parole du Christ explicite son désir de voir les malades « guéris », les pécheurs « pardonnés », les hommes et les femmes participer à son œuvre de salut. Le désir de Dieu est ample. Il concerne tous les hommes et toutes les époques. Le regard de foi que nous posons sur les gestes et les paroles de la Cène, prophétie de ce qui est accompli dans le mystère pascal (l’Acte du Christ), nous montre d’emblée cette concentration de vie exprimée dans le « ceci est mon corps ». En dehors de Lui, pas de salut. En dehors de cet Acte d’amour, pas d’amour ni de vie. « Tout est Lui, par Lui et pour Lui » (doxologie eucharistique). En lui, tout homme est aimé, sauvé, respecté dans sa liberté jusqu’au bout. Cette concentration des enjeux personnels et historiques de l’humanité en cet instant est déconcertante, bouleversante. Il nous faut découvrir combien ces paroles sont la source de toute vie. Si Jésus dit « ceci est mon corps », nous comprenons mieux comment il a la force de « livrer son esprit » (expirer : Jn 19,30) sur le monde et comment de son « sein jaillissent des fleuves d’eau vive » (Jn 7,37). Le côté transpercé du corps du Christ sur la croix est la source d’une vie pour les siècles.
Le corps du Christ est livré pour notre vie : pour que nous « ayons la vie en plénitude » (Jn 10,10). « Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra à jamais. Et même, le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde.” » (Jn 6, 51). Le sens de nos vies jaillit non pas d’une idée, mais d’un corps singulier : le corps de Dieu dans l’histoire. Le Christ, en distinguant, dans l’unité de sa parole et de son geste, sa personne du « pain et du vin offert pour la multitude » et en soulignant l’identité de leur mystère, nous indique aussi des lieux de vie : le pain eucharistique, nos propres corps, le corps que nous formons fraternellement avec nos frères et sœurs. Nos regards sont appelés à s’exercer et à s’affiner pour découvrir cette beauté et cette vérité du réel. « Celui qui voit le pain, voit en un certain sens le corps humain, puisque le pain absorbé par le corps devient le corps lui-même, de même dans ce cas-ci le corps qui a porté Dieu en lui, était en un certain sens identique au pain, du moment qu’il absorbait le pain en nourriture et que, comme on l’a dit, la nourriture se transforme pour se fondre dans la nature du corps (…) ; mais ce corps, en raison de l’inhabitation du Logos de Dieu, a été transformé et élevé à la dignité divine. »[7]
Ce qui fonde nos nouvelles observations est l’Incarnation de Dieu dans l’histoire. En prenant chair de notre chair, Dieu s’est uni à toute humanité. Cette décision trinitaire, ce fait historique, cette volonté de salut se sont déployés dans l’histoire du Christ et en son Eglise. Le corps en qui Dieu s’est incarné est source de grâces particulières pour tous les corps. Ainsi les paroles de Jésus à la Cène rassemble-t-elle toute la force de cette insertion de la divinité dans l’histoire humaine. Ces paroles préfigurent aussi tous les « enfants de Dieu dispersés » (Jn 11,52) dans l’espace et le temps. Paroles de salut que celles prononcées par le Christ un jour du temps en face des apôtres mais aussi pour la multitude et jusqu’à la fin du monde. Paroles de vérité sur ce que sont nos corps, lieux de vie, présence et habitation divine. « Tout comme un peu de levain, comme le dit l’apôtre, rend semblable à lui toute la pâte, de même le corps rendu immortel par Dieu, une fois introduit dans le nôtre, change et transforme celui-ci tout entier à sa ressemblance »[8]. L’acte du Christ rassemble toute l’histoire du peuple élu et de l’humanité en la prenant en Lui. Cet acte du Christ dit également « ce que nous sommes » en Lui. Nous sommes son corps. Les connivences personnelles entre l’embryon humain et sa mère, entre le malade et celui qui en prend soin sont enracinées dans le corps personnel du Christ. S’il y a un appel éthique dans les nombreuses situations auxquelles nous sommes confrontés, c’est bien un appel à aimer, un appel à aimer comme le Christ a aimé, un appel à aimer le corps de ceux que le Christ rassemble en Lui.
Ces paroles du Christ inscrivent pour toujours l’eucharistie dans le temps des hommes et dans l’économie sacramentelle. L’eucharistie est le don du pain et du vin pour la route. « Viatique », quel que soit le moment où le Christ se donne à nous, jeune ou vieux, en bonne santé ou malade, elle prépare le Jour où nous « le verrons face-à-face » « tel qu’il est » (1 Jn 3,2). Elle est préparation et anticipation de l’alliance éternelle qui est vie pour toujours. L’Eucharistie est promesse d’immortalité qui donne tout son poids à tous les temps de l’homme, particulièrement au présent de ceux qui la célèbrent dans la chair. « Ceci est mon corps », ces paroles enrichies et confirmées par celles qui suivent : « ceci est mon sang », disent l’intensité de chaque instant de nos vies qui sont non seulement dans la main de Dieu, mais dans son éternité. Tout amour à l’image et à la ressemblance de celui qui parle ainsi, est un amour « plus fort que la mort » (Cantique des Cantiques 8,6). Dès ici-bas, une telle « oblation du corps » est don de vie malgré toutes les forces de mort, le temps qui passe et le péché des hommes. Le corps, parabole de l’esprit, dit la personne appelée à être un « vivant pour toujours ». « Mais si le Christ est en vous, bien que le corps soit mort déjà en raison du péché, l’Esprit est vie en raison de la justice. Et si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous. » (Rm 8, 10‑11).
Bibliographie
DURWELL F.X., L’eucharistie présence du Christ, Paris, Editions ouvrières, 1971.
GREGOIRE DE NYSSE, Discours catéchétique, chap. XXXVII. L’Eucharistie.
[1] Texte inspiré par un exposé du séminaire « un corps assumé ou un corps augmenté ? » IET 2016-2017 « Ceci est mon corps », 16 janvier 2017.
[2] L’outil prend tout son sens à partir de l’homme qui l’a conçu et ensuite qui s’en sert.
[3] Il suffit de relire les catéchèses de Jean-Paul II sur l’amour humain dans le plan divin, et particulièrement le développement concernant la structure sponsale du corps qui est le point central de sa théologie du corps.
[4] R. LAFONTAINE, « Comment cet homme peut-il nous donner sa chair à manger ? », dans Séminaire eucharistie 2009, 16 février 2009, p.2.
[5] Cf. Proposition 5 du Synode sur l’Eucharistie.
[6] F.X. DURWELL, L’eucharistie présence du Christ, Paris, Editions ouvrières, 1971, p.51.
[7] Grégoire de Nysse, Discours catéchétique, chap. XXXVII. L’Eucharistie.
[8] Grégoire de Nysse, Discours catéchétique, chap. XXXVII. L’Eucharistie.
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