Première publication dans : La famille : enjeux pour l’Eglise (sous la direction d’Étienne Richer), Actes de la session interdisciplinaire sur la famille, janvier 2015, Paris, Lethielleux – PU Institut Catholique de Toulouse, 2015, p. 39-67 ; publié également in Amour humain, Amour divin (sous la direction de Yves Semen), Actes du colloque inaugural de l’Institut de Théologie du Corps (Lyon, novembre 2014), éd. Cerf, 2015, p. 87-113.
Entre paternité et solitude
« Depuis déjà tant d’années, je vis comme un homme exilé du plus profond de ma personnalité et en même temps condamné à la rechercher toujours davantage. […] Tout ceci est lié au nom que je porte : Adam »[1]. Le protagoniste de la pièce de Karol Wojtyła intitulé Rayonnement de Paternité et que Karol Wojtyła publia en 1979, continue ainsi : « Lui, il est seul – je pensais […]. Ah me mettre au delà de tout, être seulement en moi-même ! »[2] Être comme des dieux, connaître le bien et le mal. Ne plus recevoir des autres et qui plus est d’un Tout Autre. Avoir tout pour moi. Manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Décider soi-même de ce qui est bon ou mauvais. Oui, j’ai mangé, pris pour moi, pour ma gloire ce qui doit être reçu d’un autre, garder pour moi ce qui devait être transmis. J’ai voulu dévorer l’autre, parce que je ne supportais plus la dépendance, parce que je ne supportais plus de recevoir le Don, parce que je ne supportais plus ce qui se communique. « Pourquoi as-tu implanté cette [paternité] au fond de mon âme ?, s’exclame encore Adam. Cela ne te suffisait pas de l’avoir en Toi ? »[3] « Je ne réussissais pas à supporter la paternité, je ne réussissais pas à en être à la hauteur […] J’ai jeté la paternité comme un poids. »[4] « Si formé de l’argile, Tu avais dit “argile continue à donner forme”, j’aurais donné forme à de nombreuses choses »[5]. Mais « je ne suis pas capable de générer comme cela ! »[6] Il faut toujours que cela passe par ton Esprit, ton souffle d’Amour, ce Don Incréé, cette haleine de vie que tu as soufflé dans mes narines. Je n’en ai plus voulu. Désormais, je suis seule et essoufflée. J’ai froid, je suis nu. J’ai peur de tout ces autres qui s’approchent de moi. J’ai peur de Toi qui est Tout Autre. J’ai peur de moi. « J’ai peur de la parole “mien” »[7]. « J’ai peur parce que cette parole me met toujours en face de Toi »[8]. Et voilà que j’erre malade « entre paternité et solitude »[9], l’existence rongé par le néant que j’ai voulu connaître.
Mais Toi, Toi « Tu portes en avant Ton plan. Tu es résolu, et Tes plans sont irréversibles. […] Tu entres dans ce que j’appelle solitude et Tu brises les résistances que je T’oppose. »[10] Tu entres par le « oui » d’une femme et tu envoies ton Fils prendre sur lui « tout le risque de l’amour » parce qu’« il n’est pas bon que l’homme soit seul », parce que « la solitude s’oppose à l’amour »[11].Toi, Tu aimes la famille, la transmission du Don. « Toi, Tu ne veux pas que je sois père sans être fils »[12], que je sois mère sans être fille. Et moi, j’ai pourtant peur du risque de l’amour.
J’ai peur parce que depuis le péché originel, j’ai beaucoup de difficultés à croire en Ton Amour qui a été répandu en nos cœurs lorsque Tu nous créas – et Tu nous créas homme et femme, ish et isha. J’ai peur parce que le lieu de ce chef d’œuvre de l’humanité sexuée est aussi le lieu de mes plus douloureuses blessures. Comme un enfant qui a peur des gestes du médecin, ma misère a peur de Ta Miséricorde, de la Vérité de Ton Amour infini.
D’ailleurs, c’est probablement pour cette raison que la pensée de saint Jean-Paul II qui nous rappelle ce qu’est l’amour, est encore mal connue même au sein de l’Eglise. Saint Jean-Paul II sait bien que nous avons peur du risque de l’amour. Aussi n’est-il peut-être point surprenant qu’il débute-t-il ses catéchèses du mercredi au sujet de l’amour humain dans le plan divin, en nous renvoyant au Christ, Nouvel Adam, Miséricorde faite chair qui nous renvoie aux origines.
Au commencement, « Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance […]” Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu, il le créa, mâle et femelle Il les créa »[13]. « C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair. »[14]
L’on a dit de manière belle et profonde, affirme Jean-Paul II, que notre Dieu en son mystère le plus intime n’est pas une solitude, mais une famille, parce qu’il porte en lui la paternité, la filiation et l’essence de la famille qui est l’amour. Cet amour, dans la famille divine, est le Saint-Esprit. Ainsi, le thème de la famille n’est pas étranger à l’essence divine[15].
Que tous soient un, comme nous sommes un
Cette affirmation du Saint-Père nous renvoie à nouveau au Verbe de Dieu lorsqu’Il prie le Père pour que « tous soient un…, comme nous sommes un »[16] .
Examinons d’une manière un peu plus pénétrante, cette parole du Christ reprise dans la constitution Gaudium et Spes – texte dont le cardinal Wojtyła fut au Concile l’un des principaux rédacteurs si ce n’est le principal rédacteur[17]. En introduction de son article intitulé « la famille comme communio personarum » et publié en 1974 , le futur « pape de la famille » écrit d’ailleurs que « le texte intégral de Gaudium et Spes semble indiquer un développement organique de la théologie de la famille »[18]. Toutefois, pour Wojtyła, le cœur de ce texte, son noyau brûlant qu’il cite dans ce même article, est le passage suivant de Gaudium et spes 24 – passage qui deviendra le leitmotiv de tout son pontificat :
« […] Lorsque le Seigneur Jésus prie le Père pour que ‘tous soient un..., comme nous sommes un’ (Jn 17, 21-22), il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison et il nous suggère qu’il y a une certaine similitude entre l’union des personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et dans la charité » (GS, 24). Et justement, continue Wojtyła, « cette similitude – lisons-nous encore – manifeste que l’homme, seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don sincère de lui-même ». […] Le texte parle d’« une certaine similitude entre l’union des personnes divines et l’union des fils de Dieu dans la vérité et dans la charité ». Il s’agit donc de la dimension trinitaire de la vérité fondamentale sur l’homme que nous lisons au tout début de l’Ecriture Sainte et qui définit le plan théologique de l’anthropologie chrétienne. […] Les paroles du Seigneur Jésus Christ « qu’ils soient un comme toi et moi, nous sommes uns », ouvrent à la raison humaine des « horizons inaccessibles » en ce qui concerne ce mystère dans le sens le plus rigoureux du terme qui est l’unité des Trois Personnes en une unique Divinité. […] L’homme est semblable à Dieu non seulement en raison de sa nature spirituelle, existant comme personne, mais aussi en raison de la capacité qui lui est propre de communauté avec les autres personnes[19].
Que signifie cette communion des personnes ? Pour que nous puissions le comprendre, dans son article intitulé « La famille comme communio personarum », Wojtyła renvoie au dernier chapitre de Personne et acte sur la participation[20].
Un mystère lumineux de participation et de communion
Que trouve-t-on au sujet de la participation donc dans Personne et acte ? Dans cet essai philosophique, Wojtyła montre que depuis l’accueil de la réalité dans un contact cognitif immédiat avec elle, jusqu’à la « participation » au bien commun et même « à l’humanité comme telle de tout homme », la personne se crée de manière relative dans son acte d’amour[21]. Ce acte d’amour est un acte de don qui est un acte d’autodétermination supposant la possession de soi-même par soi-même. Wojtyła montre que par cet acte d’amour, la personne prend part à sa propre existence, à son propre esse ainsi qu’à celui de tout homme, de tout prochain. Cela se retrouve d’ailleurs dans « La famille comme communio personarum » lorsqu’avant de nous renvoyer au chapitre de Personne et acte sur la participation, l’auteur explique que l’ordre du don souligné par Gaudium et Spes, « s’enracine dans l’ordre même de l’être, de l’être personnel de l’homme »[22].
Mais comment est-il possible comme Wojtyła nous y invite dans Personne et acte, de prendre part à l’humanité d’un autre ? Comment participer à l’existence incommunicable de l’autre sans la détruire ?
Le devoir de participation qui, au terme de Personne et acte ; raisonne dans nos consciences en un « Tu aimeras »[23], ne nous demande pas de rejoindre l’autre en tant que nous communions déjà avec lui. En effet, nous sommes déjà unis dans la même humanité à travers notre contact à Celui qui nous communique à chaque instant notre existence humaine. Certes, nous devons aimer le prochain afin de le connaître de manière spéculative dans un contact cognitif immédiat du sujet avec tout ce qui lui est donné par ses sens. Bien évidemment, ce contact cognitif immédiat est mû par l’amour, puisque comme nous l’enseigne Thomas d’Aquin, l’amour est le principe universel de mouvement[24]. Mais tout cela est insuffisant face à la personne ! L’injonction évangélique qui naît en notre conscience ne nous prescrit pas seulement d’aimer notre prochain en tant qu’il est un semblable connu dont nous pouvons posséder en nous la forme, la species, comme dirait Thomas d’Aquin : l’injonction ne nous oblige pas seulement à l’union du connu au connaissant selon la similitude du connaissant[25]. Le commandement de l’amour qui enjoint à la communion des personnes, qui enjoint à l’amour réel, c’est-à-dire au fait que l’aimé soit dans l’aimant et l’aimant dans l’aimé[26], exige bien davantage. Au terme de Personne et acte, ce devoir semble exhorter à aimer l’autre, l’étranger, en progressant sur un chemin de plus en plus sombre où notre intelligence toujours plus aveuglée par le mystère lumineux de l’altérité du prochain, comprend que ce dernier lui échappe inéluctablement. Cet amour, s’il ne cesse d’être finalisé au bien, paraît alors appelé à se détacher de plus en plus de l’antérieure perception conceptuelle du bien qui ne cesse d’être à son origine. En effet, en raison de l’obscurité, l’homme ne perçoit plus la fin qu’il a choisit de rejoindre. Son don semble alors convié à prendre la forme d’un don qui, du point de vue subjectif, est expérimenté comme « désintéressé » bien que, du point de vue objectif et en raison de ce que sont les personnes humaines et leur libertés non absolues, ce don soit fondamentalement intéressé par l’honnête intérêt du bien. Ce devoir d’amour semble donc nous pousser à aimer l’autre au sein d’une nuit de plus en plus obscure. Sur cette voie d’extase nocturne, sur cet itinéraire de transcendance vers une profonde communio personarum, l’amour même qui est don devient connaissance – conformément à ce qu’affirmaient déjà Grégoire le Grand, Guillaume de Saint-Thierry, Thomas d’Aquin, Jean de la Croix ou encore à sa manière Max Scheler[27].
Comment pourrions-nous nous représenter cela ? Les hommes affirment connaître leur femme, même au sens biblique du terme. Toutefois, ils reconnaissent aussi ne pas la comprendre. Contraints et forcés, ils ont souvent renoncé à la prétention d’y parvenir tôt ou tard et c’est là un renoncement tout à fait pertinent. En effet, aveuglé devant le mystère lumineux qu’est cette incompréhensible femme, la raison de l’homme se trouve dans la nuit. Son intelligence découvre alors qu’il est appelé à aimer cette femme au-delà de ce qu’il en comprend pour l’aimer à la hauteur de la dignité de ce qu’elle est : la dignité d’un mystère d’amour. La réciproque d’un mystérieux et lumineux époux fuyant sur les hautes montagnes comme Celui du Cantique, est tout aussi aveuglante et déconcertante.
Probablement est-ce là l’une des raisons pour laquelle Jean-Paul II parle de « communion des personnes » humaines et affirme que « les paroles du Seigneur Jésus Christ ‘qu’ils soient un comme toi et moi nous sommes un’, ouvrent à la raison humaine des ‘horizons inaccessibles’ en ce qui concerne ce mystère dans le sens le plus rigoureux du terme qui est l’unité des Trois Personnes en une unique Divinité ». Pour le comprendre, il convient de prêter une attention toute particulière à l’analogie contenue dans l’expression « qu’ils soient un comme toi et moi nous sommes un ». L’analogie rapproche et sépare les personnes humaines des Personnes divines : le mystère d’amour des personnes humaines, aussi lumineux et aveuglant soit-il, demeure infiniment dissemblable du mystère trinitaire bien qu’il en « participe ». Ne pas maintenir une infinie distance entre la créature et son Créateur ferait du christianisme, un panthéisme. Appréhender davantage cette « participation » de l’union des personnes humaines au mystère d’Amour des Personnes divines requiert donc la description d’une union sans confusion. Aussi est-il judicieux de se référer à saint Jean de la Croix qui a tant influencé notre saint Jean-Paul II. L’homme, dit le Docteur Mystique, est existentiellement semblable à Dieu qui lui communique son existence mais il est aussi essentiellement infiniment dissemblable de Lui. Dieu est Lumière, déclare saint Jean l’évangéliste. Comme le souligne Wojtyła dans sa thèse de théologie dogmatique intitulée La foi selon saint Jean de la Croix, ce dernier explique qu’en un sens, l’homme peut participer de cette Lumière comme la vitre participe de la lumière. L’homme n’est qu’une vitre. Il ne sera jamais la lumière et demeurera infiniment dissemblable d’elle. Cependant, s’il accepte que sa vitre soit nettoyée, il va pouvoir rayonner et réchauffer de cette Lumière qu’est l’Amour de Dieu. L’homme, selon les actes qu’il pose, participe plus ou moins de cet Amour[28]. Lorsqu’on parle de « participation », il s’agit donc évidemment d’une participation en un sens analogue et non au sens strict.
Ces claire-obscures et ces rayonnements sanjuanistes qui sous-tendent les notions de participation et de communion des personnes, ne cessent de parcourir l’œuvre poétique et théâtrale de Karol Wojtyła. Nous les retrouvant entre autres à travers les personnages de Thérèse et André dans Face à la Boutique de l’Orfèvre.
Au moment crucial de la demande en mariage, les futurs époux, Thérèse et André, regardent devant eux. Oui, ils regardent ensemble dans la même direction mais devant une vitrine qui les reflète. Non, rien d’extraordinaire : un simple magasin de chaussures, des chaussures pour avancer dans les diverses circonstances de la vie. Ils se regardent donc l’un l’autre, non pas seulement l’un en oubliant l’autre ou l’autre en oubliant l’un, mais l’un et l’autre ensemble sur la route qui s’ouvre à leur amour. Puis, tout à coup – Dieu seul sait comment – les voilà devant une autre vitrine : l’étalage d’un vieil Orfèvre qui devient un autre miroir. Les yeux de Thérèse et surtout ceux d’André ont muris depuis le moment de leur première rencontre dans la nuit obscure, face à ces petits lacs de montagnes – « citernes inoubliables du sommeil sans fond »[29]. A l’époque, André n’avait rien vu et n’avait pas reconnu l’appel dans le cri que tous les randonneurs avaient entendus. Sans doute la lumière était-elle trop forte parce que Thérèse, comme il le dira André longtemps plus tard, était « cet être humain de la vraie lumière »[30]. Désormais les futurs époux ont appris à percevoir ce qu’ils ne percevaient pas jadis. Les voici devant cette vitrine, devant cette vitre, comme devant une fontaine cristalline qui forme un miroir d’eau dans la poésie de Jean de la Croix. L’eau reflète et tout en reflétant laisse percevoir ce qui se trouve derrière elle. Derrière ce miroir, dans ce miroir, sur le velours des écrins : des alliances. Plus qu’un simple miroir d’eau, c’est un miroir captivant… comme le dit André, « une sorte de prisme qui […] [les] absorbait »[31]. La vitrine puis le métal noble des anneaux retient nos deux jeunes gens. Le noble métal reflète leur amour et est signe de résistance aux assauts du temps. Les reflets ne sont plus seulement argentés comme le reflet des lacs de montagne, comme le reflet des vitrines, comme le reflet des fontaines cristallines chez Jean de la Croix. On atteint désormais l’or des profondeurs de l’amour. André et Thérèse se rappellent le passé, les appels dans la montagne restés sans réponse. Ils songent aussi au futur et se voient devenir mystérieusement un. Ont-ils poussés la porte de la boutique du vieil Orfèvre ? Non ! Mais comment sont-ils entrés chez ce vieil Orfèvre ? Eh bien par le miroir ! Comme le laisse entendre le titre polonais de la pièce Face à la Boutique de l’Orfèvre et comme l’affirme dit Thérèse, tout « prend forme dans le miroir de la vitrine »[32]. Derrière l’or des alliances, se trouve le bijoutier. Oui, entre Thérèse et André d’un côté et l’Orfèvre de l’autre, il y a les alliances comme si ces anneaux les unissaient aussi à Lui. Les yeux de Thérèse et d’André désormais habitués à la lumière de la boutique et non plus aussi éblouis qu’autrefois en montagne, ces yeux regardent l’orfèvre les regarder. C’est eux, Thérèse et André, et non leurs alliances, que l’Orfèvre regarde longuement dans les yeux en évaluant les carats du noble métal. Dans le miroir, la Lumière de l’orfèvre et de sa boutique rayonne en Thérèse et André ainsi qu’en leurs alliances qui la reflètent. Thérèse – étymologiquement celle qui récolte, qui reçoit – et André – étymologiquement le courageux, le viril – se voient eux-mêmes dans cette lumière. C’est comme si Thérèse et André regardant, échangeant puis portant leurs alliances, étaient eux-mêmes tous les deux et l’un pour l’autre le miroir dans lequel l’Orfèvre et sa Lumière se reflètent. Ils sont l’un et l’autre, mais plus encore unis dans l’amour, à l’image et à la ressemblance d’un Tout Autre Amour, à l’image et à la ressemblance d’un Amour Eternel dont le rayonnement les fait devenir mystérieusement un. L’amour humain devient ou plutôt redevient participant de l’Amour divin.
Un mystère de don sexué
Cette « union des fils de Dieu dans la charité et dans la vérité » renvoie à la Paternité de Celui qui donna réciproquement l’un à l’autre. Dans une magnifique méditation, Jean-Paul II explique que dans l’expression « homme et femme, il les créa (cf. Gn1,26-27) », « Il créa […] signifie encore davantage : il donna réciproquement l’un à l’autre »[33].
Dans le mutuel échange de l’amour conjugal et comme nous pouvons le lire dans les catéchèses sur l’amour humain : « le fait de donner et d’accepter le don se compénètre de telle sorte que l’acte même de donner devient acceptation et que l’acceptation se transforme en don »[34]. Notons également que Jean-Paul II assimile l’accueil du don à la « garde », au fait d’être gardien de son frère ou de sa sœur[35]. Précisons que comme l’affirme Thomas d’Aquin, tout acte et donc aussi tout acte d’amour peut être envisagé comme action si on le considère du point de vue de son principe, comme passion ou réception si on le considère du point de vue de son terme. Du point de vue de son principe, l’acte d’amour est action du don. Du point de vue de son terme, l’acte d’amour est passion du don ou en d’autres termes accueil du don. Ainsi, dans un admirable commerce sexué entre action et passion du don ou accueil du don, se réalise le « cercle » vertueux de l’amour que Thomas d’Aquin décrivait déjà lorsqu’il se demandait si l’amour était une passion[36]. A la lecture de La théologie du corps[37], nous comprenons que Dieu donne la femme à l’homme à condition que celle-ci se reçoive elle-même comme un don de Dieu, et à condition que librement, dans un acte d’autodétermination, elle consente à se soumettre à l’amoureuse volonté divine qui désire la donner à l’homme. C’est ainsi, en étant donnée, que la femme se donne librement elle-même. Le don spécifiquement féminin apparaît alors tout particulièrement sous l’angle de la réception du don, sous l’angle de la passion du don. Autrement dit, le don est ici envisagé du point de vue de son terme. Si l’homme accueille celle qui lui est confiée comme don de Dieu, cet accueil est déjà pour la femme le don que l’homme lui offre en s’offrant lui-même. Aussi perçoit-elle davantage la beauté du don qu’elle est. Alors entrainée à se recevoir plus profondément comme don de Dieu, elle se donne davantage en accueillant plus profondément le don de l’homme.
Qu’en est-il pour l’homme ? « Il semble que le second récit de la création ait assigné à l’homme « depuis l’origine » la fonction de celui qui surtout reçoit le don (cf. Gn 2, 23) »[38]. En effet, c’est lui qui accueille la femme comme don de Dieu.
La femme a été « dès l’origine » confiée à ses yeux, à sa conscience, à sa sensibilité, à son « cœur » ; lui, au contraire, doit dans un certain sens assurer le processus même de l’échange du don, la compénétration réciproque du donner et du recevoir un don qui, précisément à travers leur réciprocité, crée une authentique communion de personnes[39].
Bien évidemment, chaque acte de don, qu’il semble plus actif ou plus passif, est un passage de la puissance à l’acte et l’on peut parler de l’action de pâtir comme de la passion d’agir. Mais, chose étrange, bien que l’homme reçoive la femme, il apparaît surtout comme principe de l’action du don et terme de la passion du don de la femme. Dieu, Acte Pur à qui l’on ne saurait attribuer les catégories d’action et de passion, semble donner tout particulièrement à l’homme d’être à son image et à sa ressemblance à l’initiative du don. Bien que la femme se donne à l’homme, elle apparaît surtout principe de la passion du don et terme de l’action du don de l’homme. Dieu, Acte Pur à qui l’on ne saurait attribuer les catégories d’action et de passion, semble donner tout particulièrement à la femme d’être à son image et à sa ressemblance, l’amoureux accueil du don.
Lorsque nous disons que la femme est celle qui reçoit l’amour pour aimer à son tour, nous ne pensons pas seulement ou avant tout au rapport nuptial spécifique du mariage. Nous pensons à quelque chose de plus universel, fondé sur le fait même d’être femme dans l’ensemble des relations interpersonnelles qui structurent de manières très diverses la convivialité et la collaboration entre les personnes, hommes et femmes[40].
Si Jean-Paul II parle ici de la femme, il en va de même pour l’homme. C’est « dans l’ensemble des relations interpersonnelles » que l’homme semble demeurer au principe du don que la femme reçoit – don qui fructifie en elle jusqu’à ce qu’elle redonne à l’homme ce qu’elle a reçu de lui afin qu’il le reçoive à son tour, en faisant ainsi circuler l’amour dans la famille humaine comme dans la famille « tout court ».
Le rapport homme-femme que décrit ici la théologie du corps de saint Jean-Paul II est absolument fondamentale puisqu’il n’y a que des personnes de sexes différents qui puissent se donner et se recevoir intégralement dans toute leur humanité qui est sexuée. En d’autres termes, il n’y a que des personnes de sexes différents qui puisse fonder une communion à partir de laquelle la famille peut être famille, c’est-à-dire « le lieu propre où la personne humaine est aimée » [41] à la hauteur de sa dignité. Comme l’écrit encore Jean-Paul II dans « La famille comme communio personarum » , « les conjoints, [les personnes toute entières et non seulement leurs corps] ‘se donnent et se reçoivent mutuellement’ d’une manière propre à l’alliance conjugale et cette manière est marquée par la diversité de leur corps et de leur sexe, en même temps que par l’union dans cette diversité et à travers elle »[42]. C’est dans cette communion de personnes différemment sexuées que la force de l’amour a vocation être le rempart de l’enfant contre toutes les peurs qui pourraient le faire vaciller, contre tous les manques de confiance en lui qu’il traduirait dans des complexes d’infériorité ou de supériorité. Comme le souligne Xavier Lacroix dans son essai sur la paternité, « l’enfant ne reçoit pas le faisceau de son père parallèlement à celui de sa mère, mais il reçoit le rayonnement de l’amour entre ses parents » [43]. Notons aussi que le fait que leur conjugalité demeure première, permettra à l’enfant de quitter son père et sa mère « sans sentir peser sur lui le poids d’une dette de réciprocité »[44].
Tenter de définir précisément ces rapports de l’homme et de la femme dans la famille, est une entreprise vouée à l’échec. Comme l’affirme Pavel Evdokimov : « Vous voulez emprisonner la lumière ? Elle vous fuira entre les doigts »[45]. Toutefois, fort de l’enseignement de Jean-Paul II, nous pouvons tenter de décrire – même si ce ne peut être que de manière caricaturale –, ce que nous entrapercevons de la rencontre de l’homme et de la femme à travers des comportements plus typiquement masculins ou plus typiquement féminins.
Il me semble que l’homme ressent davantage le don comme la projection de lui-même et la femme, davantage comme l’accueil de l’altérité qui lui manque. Lui a besoin de nourrir. Elle a besoin d’être nourrie. Il a besoin d’embrasser. Elle a besoin d’être embrassée. Lui est la force du don jusque dans la morphologie abrupte de son corps. Elle est la douceur de l’accueil y compris dans les courbes et la grâce de son corps. La femme en mendiant l’amour de l’homme, l’entraine à se donner. Elle reçoit son amour, elle se soumet à son amour. Elle porte en sa chaire le don reçu comme une nourriture pour tout son être, comme un fruit d’amour donné par son mari. Elle redonne ce fruit à son époux en lui apprenant la passion, la réception du don. Dans une « parentalisation réciproque », lui l’entraine à ne pas garder ce don pour elle et lui apprend l’action de donner. Comme le souligne Xavier Lacroix, « jamais sans l’aide d’un homme, une femme ne parviendra à expulser véritablement son enfant » [46]. L’amoureux enseignement de l’homme, lui donne de retrouver en elle ce qui l’accomplit le plus : conduire l’enfant à courir dans les bras de son père plutôt que de le garder pour elle. Grâce au génie masculin, la femme peut alors rendre au monde l’amour qui ne vient que de Dieu mais qu’elle a reçu à travers son mari, tout l’amour qu’il lui a donné et qui en sa chaire a fructifié. Elle fait circuler l’amour dans la communion des personnes. Elle a peut-être toute particulièrement vocation à faire circuler l’esprit de famille reçu de l’homme qui, lui, est à l’initiative du don, qui innove, qui prend des risques, qui va de l’avant. Peut-être la femme a-t-elle davantage vocation à faire que les cœurs se « liquéfient » les uns les autres afin que l’aimé soit dans l’aimant et l’aimant dans l’aimé[47]. L’homme et la femme ont ainsi vocation à s’aimer sans exiger de l’autre ce que Dieu seul pourra leur donner.
Mais malheureusement, depuis le péché originel, l’homme qui a vocation à prendre l’initiative du don peut avoir la tentation de prendre pour lui plutôt que de donner, de manger plutôt que de nourrir, de prendre plutôt que de connaître véritablement. Cette tentation logique se trouve parfois exacerbée dans l’horrible expression « Elle est trop bonne ». L’homme peut avoir la tentation de se jeter sur la femme comme pour se rassasier et de ne plus contempler sa beauté et ne plus lui dire : « Que tu es belle, ma bien-aimée,/que tu es belle !/Tes yeux sont des colombes […]/ Viens du Liban, ô fiancée,/ […]/ Tu me fais perdre le sens, / ma sœur, ô fiancée,/ tu me fais perdre le sens / par un seul de tes regards […] »[48]. L’homme peut avoir oublié sa vocation à la nourrir autant que possible de tout l’amour qu’il lui manque, de tout celui qu’elle demande. La femme qui doit recevoir le don d’un autre a la tentation de ne plus recevoir le don qui lui est donné, de refuser de se soumettre à ce don, de vouloir avoir l’initiative surtout lorsqu’elle se sent mangée par l’homme et non aimée. Elle ne voit donc plus sa beauté. Elle ne retrouve plus son chemin. Elle s’égare. Elle erre comme la fiancée du Cantique et prend des chemins de prostitution[49]. Elle est perdue, elle instrumentalise l’homme à son tour puis le jette. L’homme est donc lui aussi perdu. Il ne reconnait plus sa sœur en humanité, sa semblable dissemblable. Il ne voie plus « la chaire de sa chaire et l’os de ses os » avec laquelle il a été créé. Dans un extrême opposé à une orgueilleuse domination, ne sachant plus comment plaire à la femme, ne sachant plus comment la satisfaire, il tombe parfois dans un autre extrême tout aussi catastrophique. Il perd toute force, toute virilité en abandonnant toute initiative à la femme. Il opte pour la désertion du foyer ou pour une mollesse qu’il imagine être de la douceur et de la gentillesse face à une volonté de toute puissance de la femme. Il devient malgré lui une espèce de « bene-oui-oui » qui ne rejoint en rien les aspirations du cœur de la femme qui réclame d’être protégée par son génie masculin. La mère étouffante, voire même castratrice, prend toute la place dans le foyer. Elle nie son génie féminin de réception du don et « dans des années un peu folles, elle fait des bébés toute seule ». Ce bébé ne peut plus que s’identifier à sa mère qui n’en est plus vraiment une. Elle n’assure plus la circulation de l’amour parce qu’elle ne l’a pas reçu et l’enfant devient difficilement capable de reconnaître son père, d’aller vers lui, de sortir d’une fusion d’avec la mère, de se voir comme un autre qu’elle, unique et différent. Le petit garçon ne perçoit plus son aspiration au génie masculin qui semble plutôt de l’ordre du don centrifuge. La petite fille ne perçoit plus son aspiration au génie féminin qui semble davantage d’ordre centripète. L’un et l’autre n’apprennent plus à devenir père ou mère. L’amour ne circule plus dans la famille. Il ne circule plus dans la société. Cette situation de désunion est d’une extrême gravité.
En effet, comme le rappelle Wojtyła, la communion n’est pas seulement « l’effet ou […] l’expression de l’être et de l’agir de la personne : mais le mode même d’être et d’agir de cette personne »[50]. « Le mutuel don de soi – et donc la catégorie même de ‘don’ – est inscrite dans l’existence humaine de l’homme et de la femme depuis le commencement »[51]. Mais la situation est-elle réellement aussi dramatique que celle qui vient d’être décrite ? Toujours dans « La famille comme communio personarum », Wojtyła attire notre attention sur le fait que « la structure [de la personne humaine] n’a pas été détruite dans sa substance par le péché originel mais seulement perturbée » :
Après le péché originel, l’homme ne se trouve pas seulement dans un état de chute, in statu naturae lapsae, mais aussi en même temps in statu naturae redemptae, dans l’état de rédemption. Dans cet état, le mariage est devenu Sacrement. Il a été institué comme Sacrement par Jésus Christ pour réaliser la rédemption des hommes qui se confrontent à la communauté de vie conjugale. Le chrétien […] rendu conforme à l’image du Fils qui est le Premier né d’une multitude de frères, reçoit « les prémices de l’Esprit » (Rm. 8, 23) par lesquelles il devient capable d’accomplir la loi nouvelle[52].
L’Esprit Saint, « gage de l’hérédité » (Eph. 1, 14)[53], est à l’œuvre en ce monde et peut nous sauver du cercle vicieux précédemment décrit. Il peut le transformer en cercle vertueux. Si nous nous conduisons « en enfants de lumière » qui acceptons de rayonner de la Paternité, « nous sommes en communion les uns avec les autres, et le sang de Jésus […] nous purifie de tout péché et nous purifiera de toute iniquité »[54].
A l’image et à la ressemblance du mystère trinitaire
Chez Wojtyła, l’analogie faite de similitude et d’infinie dissimilitude entre Personnes divines et personnes humaines, entre la Lumière et les enfants-vitres qui peuvent la refléter, semble transparaître même dans la description naturelle de réalité humaine qu’il entreprend dans Personne et acte et où Dieu semble se cacher. En effet, à la lecture de cet ouvrage, l’intellect de l’homme se découvre instruit par son verbe qui le dit dans son actus personae de telle sorte que cet intellect en vienne « à fondre en affection d’amour »[55] devant la personne, fût-elle seulement humaine. Ce verbe la dit appelée à devenir dans son actus personae d’amour le fruit de l’amour qu’elle porte à elle-même et aux autres – voire Tout Autres. Mais puisque comme l’écrit Thomas d’Aquin au sujet de l’Amour trinitaire, « il n’y a pas de termes propres pour désigner le rapport que soutient avec son principe l’affection ou l’“impression” de la chose aimée, cette impression qui provient dans celui qui aime du fait qu’il aime », et, puisqu’« il n’y a pas non plus de mot pour évoquer la relation inverse », « nous désignons ces rapports en recourant au terme d’“amour” »[56]. L’homme-personne qui se manifeste peu à peu dans Personne et acte, parait appelé à cheminer par ses actes dans l’obscurité de la nuit afin que le nom d’Amour puisse lui être donné, à l’image et à la ressemblance de la troisième personne de la Trinité, le Saint Esprit qui est aussi le Don incréé[57]. Toutefois, selon les aspects que l’on considère, on peut retrouver en chaque personne humaine, non seulement l’image de la troisième personne de la Trinité, Amour, Don Incréé, mais l’image faite de similitude et d’infinie dissimilitude de chacune des Personnes divines.
En citant Gaudium et Spes dans son article intitulé « La famille comme communio personarum », Wojtyła présente une autre analogie que celle que nous venons d’évoquer : une analogie faite de similitudes et d’infinies dissimilitudes entre l’union des Personnes divines et celle des personnes humaines dans leur vocation à la communion à travers leur humanité sexuée.
Cette analogie développée dans la pensée wojtyłienne indiquerait-elle par exemple une ressemblance particulière entre la génération du Verbe et l’initiative masculine du don ? L’homme ne se rapprocherait-il pas davantage que la femme de la figure du Père engendrant un Verbe-Fils? L’analogie développée pourrait-elle rejoindre les propos d’Edith Stein lorsqu’elle affirme que « nous pourrions voir dans l’Esprit de Dieu, répandu sur toutes les créatures, l’archétype de l’être féminin »[58] ? Ce type d’analogie n’est pas une nouveauté dans l’histoire de l’Eglise. L’ouvrage du Cardinal Ouellet Divine Ressemblance le montre bien. Saint Bonaventure voit en tout enfant (et non particulièrement en la femme) « l’amour hypostasié des parents », ce qui rejoindrait l’analogie présente dans Personne et acte, puisque nous sommes tous enfants de quelqu’un. Comme le montre le cardinal Ouellet, nous trouvons déjà une autre analogie intéressante au IVème siècle chez Grégoire de Naziance et d’une certaine manière à travers Augustin : « cette première analogie porte […] précisément sur la ressemblance entre le Père et Adam, qui sont tous deux inengendrés, de même que le Fils et Seth (ou Abel), qui sont tous deux engendrés, et enfin sur l’Esprit et Eve, qui procèdent tous deux selon un autre mode que la génération, que Grégoire désigne par ekporèse (procession) ». Puis nous rencontrons encore une explication de ce type au XIIème siècle chez Hugues de Saint-Victor[59]. Bien que parfois forts différentes, ces analogies semblent intéressantes en ce qu’elles attirent notre attention sur l’une ou l’autre caractéristique témoignant d’une ressemblance entre l’amour trinitaire et l’amour humain.
Que trouve-t-on chez Jean-Paul II ? Dans Mulieris dignitatem, il affirme par exemple que :
Si le Christ, en instituant l’Eucharistie, l’a liée d’une manière aussi explicite au service sacerdotal des Apôtres, il est légitime qu’il voulait de cette façon exprimer la relation entre l’homme et la femme, entre ce qui est « féminin » et ce qui est « masculin », voulue par Dieu tant dans le mystère de la Création que dans celui de la Rédemption[60].
Jean-Paul II souligne aussi dans cette même lettre apostolique que c’est en la femme, et notamment en la Vierge Mère de Dieu comblée de grâces, que se manifeste de manière prophétique le lien intime qui unit l’ordre de l’amour et l’Esprit Saint[61]. L’on doit probablement en déduire que comme la Vierge Marie, la femme est appelée à être le réceptacle de l’amour du père et de l’enfant.
Nous trouvons chez Karol Wojtyła/ Jean-Paul II d’une part une analogie entre la communion des Personnes divines et la communion des personnes humaines. D’autre part, nous rencontrons, liée à cette première analogie, une seconde analogie : celle qui se trouve entre les rapports qu’entretiennent l’Epoux Trinitaire avec l’épouse-Eglise ou l’épouse-humanité, et les rapports qu’entretiennent l’homme et la femme. Toutefois, nous ne pouvons affirmer y trouver une analogie manifeste entre l’homme-ish et une Personne de la Trinité, entre la femme-isha et une autre personne de la Trinité.
Certes, par les temps qui courent où certains rêvent, y compris dans l’Eglise, d’un amour sans différences, il est heureux d’entendre le Père Daniel-Ange rappeler cette vérité fondamentale selon laquelle la famille humaine est à l’image de Dieu qui « est une Circulation d’Amour entre Personnes différentes. Le Père et le Fils ne sont pas clonés. Il n’y a pas de gender dans la Trinité. Les Personnes ne sont pas interchangeables »[62]. Mais bien évidemment, ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas interchangeables qu’elles sont sexuées ! Une analogie qui, par exemple, rapprocherait spécifiquement la femme de l’Esprit Saint au point d’affirmer le caractère féminin de l’Esprit Saint, serait anthropomorphique. Les observations qui pourraient nous inciter à une telle affirmation hérétique sont de toute manière contredites par d’autres observations, notamment celles d’un Esprit-Saint Epoux de la Vierge Marie. La Trinité n’est d’ailleurs pas décrite comme « Père-Mère-Fils » mais comme « Père-Fils-Esprit ».
Un mystère eucharistique de Miséricorde
En introduction à son article intitulé « La famille comme communio personarum », le cardinal Wojtyła, citait la constitution sur le monde de ce temps en son paragraphe 47 qui est on ne peut plus d’actualité. K. Wojtyła rappelait alors que
un fait montre bien la vigueur et la solidité de l’institution matrimoniale et familiale : les transformations profondes de la société contemporaine, malgré les difficultés qu’elle provoquent, font très souvent apparaître, et de diverses façons, la nature véritable de cette institution (GS 47).
Dans tous les cas, commente Wojtyła, cette phrase suggère une conclusion optimiste : malgré toutes les déviances et en un certain sens à travers elles, la vraie valeur de l’alliance conjugale et du lien familiale qui y prend son origine, est mise en relief et se renforce toujours plus pleinement. Les erreurs dans la réalisation, les altérations dans la pratique n’obscurcissent pas la Lumière divine, elles permettent même d’agir de manière presque plus pénétrante sur la connaissance et la conscience des hommes[63].
Ô Père « de qui toute paternité et maternité tire son nom »[64], garde en nous la force de l’espérance pour que nous puissions vivre de la vocation à l’amoureuse communion que tu as mises en nos cœurs. Tu as trouvé le moyen de toucher Adam l’essoufflé, de le réveiller, de nous réveiller, de nous redonner souffle par l’enfant que tu places au milieu de nous comme un don et non un dû. Pour tes enfants et pour les plus petits de tes enfants qu’il est aujourd’hui urgent de défendre du serpent, – de la vipère, selon l’expression employé dans Rayonnement de Paternité –, Tu as, par ce Don on ne peut plus grand de ton Fils unique sur une croix, renvoyé ton Souffle à nos cœurs qui n’en voulait plus. Comme saint Jean-Paul II le rappelle par la première épitre de Jean mise en exergue de la pièce Rayonnement de la Paternité :
C’est lui [Jésus Christ] qui est venu par eau et par sang ; […] non avec l’eau seulement mais avec l’eau et avec le sang. Et c’est l’Esprit qui rend témoignage, parce que l’Esprit est la Vérité. Il y en a ainsi trois à témoigner : l’Esprit, l’eau et le sang, et ces trois tendent au même but[65].
L’Esprit de Vérité, l’eau, fleuve d’eau vive à travers lequel tes enfants touchent la source, le sang de l’Alliance que ton Fils versa pour nous, sont les flots de ta Miséricorde divine qui peuvent faire rejaillir en moi Ta paternité ou Ta maternité. Si je me soumets au Don de son lumineux rayonnement qui passe premièrement par mon époux ou mon épouse, la communion des personnes humaines participera à la communion des Personnes divines. « Soyez soumis les uns aux autres […]. Que les femmes le soient à leurs maris comme au Seigneur […] Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise »[66] déclare saint Paul. « Faites ceci en mémoire de moi »[67] demande le Christ. « Ce mystère [de don sexué et de soumission à ce don qui se trouve à l’origine de la famille] est de grande portée : je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Eglise »[68]. C’est le mystère sponsal de notre salut qui nous fait à nouveau participer à la communion des Personnes divines. A la lecture de la Lettre aux Ephésiens, il est manifeste que ce salut ne vient pas de nous, « il est un Don de Dieu » nous dit saint Paul. Il n’est pas sacrifice mais miséricorde, cette miséricorde qui « dessine l’image » du pontificat de saint Pape de la famille[69] : une famille qu’il nomme si souvent « Eglise domestique »[70]; un pontificat tout confié à la garde de Marie, modèle d’accueil du Don Incréé.
Père, au nom de Jésus, par l’intercession de Celle qui a dit « oui » à Ta paternité, par l’intercession de saint Jean-Paul II et de sainte sœur Faustine, nous te prions que tous soient uns.
Ô Sang et Eau, qui avez jailli du Cœur de Jésus comme source de Miséricorde pour nous, j’ai confiance en Vous !
[1] WOJTYŁA, KAROL, Promieniowanie ojcostwa [Rayonnement de Paternité], in Znak, 1979, trad. It., Raggi di Paternità, in WOJTYŁA, K., Tutte le opere Letterarie, Poesie, Drammi et Scritti sul Teatro, Presentazione di Giovanni Reale, Saggi introduttivi di Boleslaw Taborski, éd. bilingue polonais-italien, Milano, Bompiani, 2001, notre trad., p. 887.
[2] Ibid., p. 891.
[3] Ibid., p. 891.
[4] Ibid., p. 891.
[5] Ibid., p. 891.
[6] Ibid., p. 891.
[7] Ibid., p. 893.
[8] Ibid., p. 893.
[9] Ibid., p. 889.
[10] Ibid., p. 895.
[11] Ibid., p. 897.
[12] Ibid., p. 897.
[13] Genèse, 1, 26-27, Bible de Jérusalem.
[14] Genèse, 2, 24, Bible de Jérusalem.
[15] JEAN-PAUL II, « Homélie du 28 janvier 1979, messe de Puebla de los Angeles, Mexique », in
http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/homilies/1979/documents/hf_jp-ii_hom_19790128_messico-puebla-seminario_fr.html
[16] Jean, 17, 21-22, Bible de Jérusalem.
[17] Cf. SURAMY, AUDE, La voie de l’amour, une interprétation de Personne et Acte de Karol Wojtyła, lecteur de Thomas d’Aquin, Préface de Mgr Livio Melina, Città del Vaticano, Cantagalli-Pontificio Istituto Giovanni Paolo II, mars 2014, Sentieri della verità, diffusion Vrin, pp. 36-43.
[18] WOJTYŁA, K., „Rodzina jako communio personarum”, Ateneum Kaplanskie, 83, 1974 , pp. 347-361, trad. it. E. Tartagni, “La famiglia come communio personarum”, Il Nuovo Aeropago, 2, 1988, pp. 5-18, in WOJTYŁA, K., Metafisica della persona, Tutte le opere filosofiche e saggi integrativi, a cura di Giovanni Reale e Tadeusz Styzen, Milano, Bompiani, 2003, Il pensiero occidentale, p. 1464, notre trad.
[19] Ibid., pp. 1465-1466.
[20] Ibid., p. 1469 : « Quando analizziamo il concetto di communio dobbiamo avere costantemente davanti agli occhi la realtà personale, interpersonale e anche la comunità umana (società) dato che l’uomo è persona (vedi a questo riguardo il capitolo Participazione dello studio Persona e atto) ».
[21] WOJTYŁA, K., Osoba i czyn, (1re éd. Pol. 1969),trad. fr. Gwendoline Jarczyck, Personne et acte, (1re éd. Paris, Centurion, 1983) ; 2nde éd., Paris, Parole et Silence, 2011, Collège des Bernardins, p. 332.
[22] WOJTYŁA, K., “La famiglia come communio personarum”, p. 1467.
[23] WOJTYŁA, K., Personne et acte, p. 332 : « La capacité de participer à l’humanité comme telle de tout homme constitue la racine de toute participation et conditionne la valeur personnaliste de tout agir et de tout exister ‘en commun avec d’autres’. […] C’est pourquoi aussi qu’il nous soit permis de consacrer les derniers propos de cet ouvrage au sens évangélique du commandement de l’amour. A plus d’une reprise nous avons souligné que nous ne voulions pas faire d’incursion dans le domaine de l’éthique ; ici par conséquent, nous souhaitons nous arrêter dur le seuil d’une interprétation purement éthique du commandement ‘Tu aimeras’ ».
[24] THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia IIae, q. 26, a. 1, resp. Cf. aussi Ia IIae, q. 28, a. 6, resp.
[25] THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia IIae, q. 28, a. 1, ad. 3.
[26] THOMAS D’AQUIN, Somme Théologique, Ia IIae, q. 28, a. 2, s.c et resp.
[27] Cf. SURAMY, A., « Passion du don et union nocturne : mystère d’amour de la personne dans la pensée de Karol Wojtyła », Revue Théologique des Bernardins, Facuté Notre Dame, Paris, Lethielleux, octobre 2011, pp. 123-154 ; « La culture du don dans la pensée de Karol Wojtyła/Jean-Paul II », in Une culture du don, Actes du colloque de la chaire Jean Rodhain, Toulouse, Presses Universitaires de l’ICT, novembre 2014, pp. 101-118 ; SURAMY, A. , La voie de l’amour, une interprétation de Personne et Acte de Karol Wojtyła, lecteur de Thomas d’Aquin.
[28] WOJTYŁA, K., Doctrina de fide apud sanctum Joannem a Cruce, tapuscrit original de la thèse de Wojtyła conservé dans les archives de l’Angelicum à Rome, sans cote, p. 23 : « Sensum eius et indolem S. Joannes-poeta, primo nobis sub specie alicuius imaginis tradit : exemplum enim datur de vitrine luce penetrata, exemplum famosum istud et bene notum : quanto magis – dicit S. Joannes – puram, magis transparentem vitrinam illam lumen inveniet, tanto plus de sua nativa claritate ei communicat, de suo influxu luminoso, de suis propriis qualitatibus ; et quando inveniet eam omnino puram, omnino transparentem, tunc communicabit se illi in tanto gradu, ut vitrina illa facta transluminosa, eodem lucet lumine ac ipsum lumen – immo tunc ipse videtur ipsum lumen ; etsi tamen in lumen essentialiter non transformata, naturam suam bene conservat distinctam a natura luminis, solummodo participat modo elevatissimo in claritate nativa eius (aunque se parece al mismo rayo ; tiene su naturaleza distinta del mismo rayo ; mas podemos decir que aquella vidriera es rayo o luz por participación) ». Doctrina de fide, p. 25 :« Tales sunt magnae lineae constructionis illius, quae totam doctrinam Sancti de unione ligat : communicatio – participatio – transformatio. Participatio correspondet communicationi, explicat eius naturam et mensuram, et simul sub forma amoris et per eius vim tendit ad transformationem secundum limites participationis, i.e. tendit ad transformationem participativam amoris ». Doctrina de fide, pp. 246-247 :«Anima facta est Dios por participación et tunc participative possidet ipsam Divinitatem et per amorem voluntas nihil aliud dat Amato, quam illud, quod ab Ipso recepit : illud donum Divinitatis participatae, ergo – dat Ei Eum Ipsum et dat Ei per Ipsum, quia motio Spiritus Sancti est quasi continua in transformatione. Nihilominus, illa quae dat est de facto anima per voluntatem redamantem in supremo gradu, quae autem voluntas perfecte unita cum Divino non potest aliud operari ac ipsa Divina. Ergo, sic omni ex parte voluntas animae propter perfectionem unionis transformantis occupata est in eodem ac Voluntas Divina : amare Deum, dando Ei in suo amore illum quod ab Ipso participatur, i.e. ipsam Divinitatem, dando autem non solummodo voluntate amante, sed modo Divino, propter motionem Spiritus Sancti ». Doctrina de fide, p. 247 :« In talibus revera iam sumus in mystica illa ‘trinitaria’, cuius expressionem invenimus etiam in Cántico : …el Espíritu Santo… con aquella su aspiración divina muy subidamente levanta al alma y la informa y habilita para que ella aspire en Dios la misma aspiración de amor que el Padre aspire en el Hijo, y el Hijo en el Padre, que es el mismo Espíritu Santo que a ella le aspira en el Padre y el Hijo en la dicha transformación, para unirla consigo ».
[29] WOJTYŁA, K., Przed sklepem jubilera, Znak, 1960, trad.fr. Koukou Chanska, La Boutique de l’Orfèvre, in WOJTYŁA, K., Poèmes, Théâtre, Ecrits sur le Théâtre, Avant-propos de Jean Offredo, Paris, Cana/Cerf, 1998, p. 193.
[30] Ibid. p. 195.
[31] Ibid. p. 207.
[32] Ibid. p. 201.
[33] JEAN-PAUL II, « Le don désintéressé », Vatican, 8 février 1994, trad. fr. du polonais par Mgr. Pascal Ide.
[34] JEAN-PAUL II, La théologie du corps, [catéchèses données à Rome du 5 septembre 1979 au 28 novembre 1984. Elles sont rédigées en polonais par le cardinal Wojtyła avant le 16 octobre 1978 – date à laquelle Wojtyła est élu Pape], trad. fr. Semen, Yves, Paris, Cerf, 2014, p. 195.
[35] JEAN-PAUL II, « Le don désintéressé ».
[36] THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia IIae, q. 26, a. 2, resp.
[37] JEAN-PAUL II, La théologie du corps, [catéchèses données à Rome du 5 septembre 1979 au 28 novembre 1984. Elles sont rédigées en polonais par le cardinal Wojtyła avant le 16 octobre 1978 – date à laquelle Wojtyła est élu Pape], trad. fr. Semen, Yves, Paris, Cerf, 2014, pp. 195-196 : « L’échange du don auquel participe leur humanité tout entière, âme et corps, féminité et masculinité, se réalise en conservant la caractéristique intérieure […] du don de soi et de l’acceptation de l’autre comme don. […] Le fait de donner et d’accepter le don se compénètre de telle sorte que l’acte même de donner devient acceptation et que l’acceptation se transforme en don. […] Grâce à l’innocence originelle, la femme, qui dans le mystère de la création est ‘donnée’ par le Créateur à l’homme, est ‘accueillie’ ou acceptée par lui comme don ».
[38] Ibid. p. 196.
[39] Ibid. p. 196.
[40] JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Mulieris dignitatem, Librairie éditrice Vaticane, Vatican, 15 août 1988, 29, disponible sur
http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/apost_letters/1988/documents/hf_jp-ii_apl_19880815_mulieris-dignitatem_fr.html.
[41] WOJTYŁA, K., « La famille constitue le milieu propre où la personne humaine est aimée », document préparatoire à la Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps, octobre 1965, in LEBRUN, DOMINIQUE (Mgr), Intervention de Karol Wojtyła au Concile Vatican II, Préface du cardinal Etchegaray, Paris, Parole et Silence, 2012, p. 149.
[42] WOJTYŁA, K., “La famiglia come communio personarum”, p. 1476.
[43] LACROIX, XAVIER, Passeurs de vie, Essai sur la paternité, Paris, Bayard, 2004, p. 50.
[44] Ibid., p. 52.
[45] EVDOKIMOV, PAVEL, Il sacramento dell’amore, Milano, 1983, p. 121 d’après MELINA, LIVIO, Imparare ad amare, Alla scuola di Giovanni Paolo II e di Bendetto XVI, Siena, Cantagalli, 2009, p. 8.
[46] LACROIX, X., Passeurs de vie, p. 103.
[47] THOMAS D’AQUIN, Somme Théologique, Ia IIae, q. 28, a. 5, ad.1.
[48] Cantique des Cantiques, 4, 1-9, Bible de Jérusalem.
[49] Cantique des Cantiques, 1, 8, Bible de Jérusalem.
[50] WOJTYŁA, K., “La famiglia come communio personarum”, p. 1470.
[51] Ibid., p. 1477.
[52] Ibid., p. 1477.
[53] Ibid., p. 1477.
[54] 1 Jean 1, 7-9, Bible de Jérusalem.
[55] THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 43, a. 5, ad. 2.
[56] THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 37, a.1.
[57] Cf. SURAMY, A., La voie de l’amour, une interprétation de Personne et Acte de Karol Wojtyła, lecteur de Thomas d’Aquin, pp. 640-641.
[58] STEIN, EDITH, « Les problèmes posés par l’éducation moderne des jeunes filles », in La femme, Cours et conférences, Cerf-Carmel, 2008, p. 337.
[59] Ouellet, Marc, Divine Ressemblance, Le mariage et la famille dans la mission de l’Eglise, Montréal, Anne Sigier, 2006, pp. 37-42.
[60] JEAN-PAUL II, Mulieris dignitatem, 26.
[61] JEAN-PAUL II, Mulieris dignitatem, 29.
[62] ANGE, DANIEL, « Trois minutes pour convaincre, Interview video du 9 octobre 2014 », Famille chrétienne, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=E3QGa4CpLKI
[63] WOJTYŁA, K., “La famiglia come communio personarum”, p. 1463.
[64] Paul, Ephésiens, 3, 14-15, Bible de Jérusalem.
[65] 1 Jean 5, 5-8. Cf. WOJTYŁA, K. , Rayonnement de Paternité, p. 885.
[66] Paul, Ephésiens, 5, 21-25, Bible de Jérusalem.
[67] Evangile selon saint Luc, 22, 19, Bible de Jérusalem.
[68] PAUL, Ephésiens, 5, 21, Bible de Jérusalem.
[69] JEAN-PAUL II, « Discours aux sœurs de la Bienheureuse Vierge Marie de la Miséricorde », Cracovie, le 7 juin 1997 disponible sur
http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/speeches/1997/june/documents/hf_jp-ii_spe_19970607_divina-misericordia_it.html.
[70] JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Familiaris consortio sur les tâches de la famille chrétienne dans le monde d’aujourd’hui, §58, Rome, 22 novembre 1981, disponible sur http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/apost_exhortations/documents/hf_jp-ii_exh_19811122_familiaris-consortio_fr.html.
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