La culture du don dans la pensée de Karol Wojtyla/Jean-Paul II

Aude Suramy

Publié pour la première fois en N. Geneste et M.-C. Monnoyer (sous la direction de ), Une culture du don- Utopie ou réalisme prophétique ? Actes du colloque de la chaire Jean Rodhain, Toulouse, Presses Universitaires de l’lCT, 2014, 101-118.

I. Une culture à la hauteur de la dignité de la personne : une culture du don !

Depuis le Concile, presque à chaque fois que Karol Wojtyla ou Jean-Paul II prend la parole, il ne cesse de rappeler, en citant la constitution Gaudium et Spes, que « l’homme, seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don sincère de lui-même »[1]. Chose étrange : ce leitmotiv n’apparait pas dans son fameux discours sur la culture – discours du 2 juin 1980 à l’UNESCO[2]. Le pape Jean-Paul II n’y emploie même pas le terme de « don ». Un autre refrain rythme son propos : Genus humanum arte et ratione vivit[3]. Bien évidemment, nous n’avons aucunement la prétention de remettre en cause l’affirmation de « l’un des plus grands génie du christianisme »[4] que Jean-Paul II nomme Doctor Humanitatis[5] et qu’il considère comme « le maître de l’universalisme philosophique et théologique »[6]. L’affirmation thomasienne semble d’ailleurs évidente. Cependant, de la part d’un auteur tout imprégné de la mystique carmélitaine, qui d’une manière ou d’une autre clame toujours que l’homme s’accomplit « par le don sincère de lui-même »[7], on aurait pu s’attendre à ce qu’il cite l’émouvant et séduisant « Je vis d’Amour » de la petite Thérèse. Pourquoi donc préfère-t-il ici le froid commentaire d’un bœuf muet aux secondes analytiques d’Aristote ? Il s’avère que selon Jean-Paul II « la signification essentielle de la culture consiste, selon ces paroles de saint Thomas d’Aquin, dans le fait qu’elle est une caractéristique de la vie humaine comme telle »[8]. L’affirmation nous rappelle le fondement de la culture dans les actes spécifiquement humains. Nous pouvons remarquer avec Jean-Paul II que « ces paroles […] portent au-delà du cercle et de la signification contemporaine de la culture occidentale »[9]. Toutefois, notre étonnement demeure. L’amour dont nous pressentons qu’il a quelques liens avec le don, ne serait-il pas aussi et même plus profondément que l’art, la raison, et la culture, « une caractéristique de la vie humaine comme telle » ? Le Doctor communis ecclaesiae a résolu notre interrogation avant même qu’elle ne jaillisse en notre esprit. Certes, nous « vivons d’amour », mais l’amour n’est pas – en ce bas monde – une spécificité humaine comme l’art, la raison, et la culture en découlant : il est bien plus universel. Il est le principe universel de mouvement. Thomas d’Aquin affirme qu’en chacun des appétits végétatifs, sensitifs ou rationnels, « on appelle amour le principe du mouvement qui tend vers la fin aimée »[10]. Selon ce dernier, « […] tout agent, quel qu’il soit – plante, animal ou autre – accomplit toutes ses actions en vertu d’un certain amour »[11]. Le genre humain entre autres, vit d’amour. Mais en l’homme, cet amour possède une dimension toute particulière qui échappe au reste de la nature : cet amour est accompagné de l’art, de la raison et de la liberté qui en découle. Il s’agit donc d’un amour appelé à s’épanouir à la hauteur de la dignité particulière de la personne humaine – une personne caractérisée par son intelligence spécifique, sa capacité d’autodétermination et sa nature sociale. Comme en témoigne Personne et acte, l’homme se crée de manière relative et, s’accomplit dans son actus humanus ou autrement dit dans un acte culturel, un acte d’art ou de raison humaine. Wojtyla nomme ‘actus personae’ cet acte de la personne qui « est un bien à l’égard duquel seul l’amour constitue l’attitude adapté et valable »[12] . Puisqu’il est actus personae, puisqu’il est l’acte de cette personne faite pour aimer et être aimée à la hauteur de sa dignité, il doit être un acte d’amour à la hauteur de la dignité personnelle. « Pour créer la culture, […] il faut [donc] aimer l’homme parce qu’il est homme, il faut revendiquer l’amour pour l’homme en raison de la dignité particulière qu’il possède »[13]. Aussi n’est-il pas étonnant qu’au moyen du « genus humanum arte et ratione vivit », Jean-Paul II appelle le monde à la culture d’un amour à la hauteur de la dignité du genre humain qui vit d’art et de raison.

Pour comprendre cette culture de l’amour qui a sans doute quelques liens avec le don, il nous faut désormais examiner plus précisément en quoi consiste, d’après Karol Wojtyla/Jean-Paul II, cet amour spécifiquement humain.

Nous percevons en [l’homme] un besoin élémentaire de bien, un élan naturel et une tendance au bien, mais ceci ne prouve pas encore qu’il soit capable d’aimer [à la hauteur de sa dignité]. Chez les animaux, nous observons les manifestations d’un instinct analogue. Mais tout seul, l’instinct ne constitue par la faculté d’aimer [à la hauteur de la dignité personnelle]… Dans l’homme, en revanche, cette faculté existe, liée au libre arbitre. Ce qui la détermine est le fait que l’homme soit disposé à chercher le bien consciemment, avec les autres hommes, et qu’il soit prêt en considérant les autres à se subordonner à ce bien.[14]

Pour Wojtyla il est clair qu’« on ne peut imaginer un amour entre deux personnes sans ce bien commun qui les lie et qui sera en même temps la fin qu’ils auront cherchée ensemble »[15]. « Seules les personnes participent à un tel amour »[16], déclare-t-il encore. Un tel amour est un acte d’auto-subordination ou pourrait-on dire d’auto-soumission au bien commun qu’est le bien des personnes. Se subordonner ou se soumettre à un bien, c’est se donner à ce bien. Ce don, on ne saurait en user comme d’un objet d’action, comme d’un moyen pour atteindre un but. Il s’agit donc d’un don sincère. Aimer à la hauteur de la dignité de la personne n’est pas aimer d’un seul amour de concupiscence ou amour utile. C’est avant tout vouloir le bien de l’autre et du bien à l’autre en tant qu’il est autre[17]. Le bien de la personne est là, dans ce don, dans cet amour honnête, dans cette soumission au bien de l’autre qu’elle aime. Certes, cela lui est utile. La personne y trouve évidemment son intérêt et s’accomplit ainsi dans son propre bien. Mais si l’honnête don est utile et c’est, selon Wojtyla, une « honnête utilité »[18].

Par conséquent, la culture de l’amour à la hauteur de la dignité des personnes auquel Jean-Paul II nous exhorte dans son discours à l’Unesco, est manifestement une culture du don. Mais dans le contexte de l’UNESCO, probablement était-il plus pédagogique et explicite de parler de l’amour entendu de manière implicite comme fondement du don proprement humain plutôt que du don lui-même.

Continuons notre examen de cet acte d’amour-don par lequel la personne s’accomplit. Dans Personne et acte, Wojtyla le présente clairement dans son caractère amphibologique[19]. En effet, conformément à ce qu’affirmait Thomas d’Aquin au sujet du mouvement, cet acte qui est passage de la puissance à l’acte peut être envisagé selon un double point de vue : lorsqu’il est envisagé du point de vue de son principe, nous parlons d’action ; lorsqu’il est envisagé du point de vue de son terme, nous parlons de passion[20]. Dans la pensée wojtylienne et conformément à la pensée thomasienne, l’acte de don signifie donc tant l’action du don que la passion du don, c’est-à-dire sa réception. Cette passion peut signifier l’accueil de notre propre action de don ou bien l’accueil du don d’un autre. Dans l’un et l’autre cas, nous pâtissons de cette action et nous nous créons ainsi de manière relative. Notons que l’emploi wojtylien de l’expression d’actus personae qui évoque davantage la passion que celle d’actus personalis, manifeste l’importance que l’auteur de Personne et acte accorde à cet accueil du don – un accueil souvent dissimulé à nos yeux fascinés pas la grandeur de l’action[21]. Dans Personne et acte, Wojtyla, une fois encore, évoque l’amour mais n’emploie pas le terme de don. Toutefois, depuis l’accueil de la réalité dans un contact cognitif immédiat avec elle, jusqu’au devoir de « participation » « à l’humanité comme telle de tout homme », ce qu’il décrit n’est autre que l’actus personae de don par lequel la personne se crée de manière relative. Comment comprendre ce fait de prendre part à l’humanité d’un autre ? Comment participer à l’existence incommunicable de l’autre sans la détruire ? Le devoir de participation qui, au terme de Personne et acte raisonne dans nos consciences en un « Tu aimeras »[22], peut évidemment prendre des formes multiples et variées. Nous ne saurions en dresser une liste exhaustive : boire, manger, jeûner, dormir, travailler, prier, se détendre, se reposer, etc. Il faut noter l’attention particulière que Karol Wojtyla/Jean-Paul II porte à l’actus personae de travail et à celui de repos[23].

Par le travail, tout commence : ce qui croît dans la pensée et le cœur, les grands événements, les multitudes. L’amour mûrit au rythme égal des marteaux.[24]

Cependant, c’est la communion sponsale et nuptiale des personnes que notre auteur présente comme paradigmatique de tout amour. C’est elle qui nous donne de comprendre le mieux la participation exigée par le « Tu aimeras ». Ce « Tu aimeras » ne nous demande pas de rejoindre l’autre en tant que nous communions déjà avec lui. En effet, nous sommes déjà unis dans la même humanité à travers notre contact à Celui qui nous communique à chaque instant notre existence humaine. Cet impératif ne nous pousse pas seulement à aimer le prochain afin de le connaître de manière spéculative dans un contact cognitif immédiat, même si bien évidemment ce contact est mû par l’amour, notre principe de mouvement. L’injonction évangélique qui naît en notre conscience ne nous prescrit pas seulement d’aimer notre prochain en tant qu’il est un semblable connu dont nous pouvons posséder en nous la species : elle ne nous oblige pas seulement à l’union du connu au connaissant selon la similitude du connaissant[25]. Le commandement de l’amour qui enjoint à la communion des personnes, qui enjoint à l’amour réel, c’est-à-dire au fait que l’aimé soit dans l’aimant et l’aimant dans l’aimé[26], exige bien davantage. Au terme de Personne et acte, ce devoir semble exhorter à aimer la personne de l’autre en progressant sur un chemin de plus en plus sombre où notre intelligence toujours plus aveuglée par le mystère lumineux de l’altérité du prochain, comprend que ce dernier lui échappe inéluctablement. S’il ne cesse d’être finalisé au bien, cet amour grandissant nous paraît alors appelé à se détacher de l’antérieure perception conceptuelle du bien qui ne cesse d’être à son origine. Il semble convié à prendre la forme d’un don qui, du point de vue subjectif, est expérimenté comme « désintéressé » bien que, du point de vue objectif et en raison de ce que sont la personne humaine et sa liberté non absolue, il soit fondamentalement intéressé par l’honnête intérêt du bien. Ce devoir d’amour semble donc nous pousser à aimer l’autre au sein d’une nuit obscure. Sur cette voie d’extase nocturne, sur cet itinéraire de transcendance vers une profonde communio personarum, l’amour même qui est don devient connaissance – conformément à ce qu’affirmaient déjà Grégoire le Grand, Guillaume de Saint-Thierry, Thomas d’Aquin, Jean de la Croix ou encore à sa manière Max Scheler[27]. Oui, les racines de la culture doivent atteindre jusqu’à ce don nocturne.

[…] L’amour arrache la personne à cette intangibilité naturelle et à cette inaliénabilité, car il fait que la personne veut se donner à une autre, à celle qu’elle aime […] C’est comme une loi d’“extase” : sortir de soi-même pour trouver en autrui un accroissement d’être. Dans aucune forme de l’amour cette loi n’est appliquée avec plus d’évidence que dans l’amour sponsal, auquel l’amour entre la femme et l’homme devrait aboutir.[28]

II. L’amour sponsal ou le paradigme du don

A ce propos, il est intéressant de lire une magnifique méditation que Jean-Paul II écrivit en 1994.

Nous lisons dans le livre de la Genèse, que le dernier jour de la création, Dieu appela l’homme à la vie : homme et femme, il les créa (cf. Gn 1,26-27). Il créa, ici, signifie encore davantage : il donna réciproquement l’un à l’autre.[29]

Dans le mutuel échange de l’amour conjugal et comme nous pouvons le lire dans Homme et femme, Il les créa, « donner et accepter le don se compénètrent de sorte que le fait de donner lui-même devient acceptation et celui d’accepter revient à donner »[30]. Notons également que Jean-Paul II assimile l’accueil du don à la « garde », au fait d’être gardien de son frère ou de sa sœur[31]. Ainsi, dans un admirable commerce sexué entre action et passion du don, se réalise le « cercle » vertueux de l’amour que Thomas d’Aquin décrivait déjà lorsqu’il se demandait si l’amour était une passion[32]. A la lecture d’Homme et femme, Il les créa[33], nous comprenons que Dieu donne la femme à l’homme à condition que celle-ci se reçoive elle-même comme un don de Dieu, et à condition que librement, dans un acte d’autodétermination, elle consente à se soumettre à l’amoureuse volonté divine qui désire la donner à l’homme. C’est ainsi, en étant donnée, que la femme se donne librement elle-même. Le don spécifiquement féminin apparaît alors tout particulièrement sous l’angle de la réception du don, sous l’angle de la passion du don. Autrement dit, le don est ici envisagé du point de vue de son terme. Si l’homme accueille celle qui lui est confiée comme don de Dieu, cet accueil est déjà pour la femme le don que l’homme lui offre en s’offrant lui-même. Aussi perçoit-elle davantage la beauté du don qu’elle est. Alors entrainée à se recevoir plus profondément comme don de Dieu, elle se donne davantage en accueillant plus profondément le don de l’homme.

Qu’en est-il pour l’homme ? « Il semble que le second récit de la création a assigné à l’homme ‘dès l’origine’ la fonction de celui qui surtout reçoit le don (cf. particulièrement Genèse 2, 23) »[34].  En effet, c’est lui qui accueille la femme comme don de Dieu.

La femme, est « dès l’origine » confiée à ses yeux, à sa conscience, à sa sensibilité, à son « cœur ». Lui, par contre, il doit, en un certain sens, assurer le processus de l’échange même du don, la réciproque compénétration du « donner et recevoir en don » qui, précisément par sa réciprocité, crée une authentique communion des personnes.[35]

Bien évidemment, chaque acte de don, qu’il semble plus actif ou plus passif, est un passage de la puissance à l’acte et l’on peut parler de l’action de pâtir comme de la passion d’agir. Mais, chose étrange, bien que l’homme reçoive la femme, il apparaît surtout comme principe de l’action du don et terme de la passion du don de la femme. Dieu semble donner tout particulièrement à l’homme d’être à son image et à sa ressemblance à l’initiative du don. Bien que la femme se donne à l’homme, elle apparaît surtout principe de la passion du don et terme de l’action du don de l’homme. Dieu semble donner tout particulièrement à la femme d’être à son image et à sa ressemblance, l’amoureux accueil du don.

Lorsque nous disons que la femme est celle qui reçoit l’amour pour aimer à son tour, nous ne pensons pas seulement ou avant tout au rapport nuptial spécifique du mariage. Nous pensons à quelque chose de plus universel, fondé sur le fait même d’être femme dans l’ensemble des relations interpersonnelles qui structurent de manières très diverses la convivialité et la collaboration entre les personnes, hommes et femmes.[36]

Si Jean-Paul II parle ici de la femme, il en va de même pour l’homme. « Dans l’ensemble des relations interpersonnelles qui structurent de manières très diverses la convivialité et la collaboration entre les personnes », l’homme semble demeurer au principe du don que la femme reçoit et qui fructifie en elle jusqu’à ce qu’elle redonne à l’homme ce qu’elle a reçu de lui, en faisant ainsi circuler l’amour dans la famille humaine comme dans la famille « tout court ». Dans un document préparatoire de la constitution Gaudium et Spes, Wojtyla affirme que « la famille est le lieu propre où la personne est aimée »[37]. Elle est fondée par cette nature intégralement sexuée de l’homme et de la femme qui permet l’échange du don et demeure sur cette terre paradigmatique d’un amour à la hauteur de la dignité de la personne. Considérant intégralement le rapport homme-femme, sans le limiter au mariage, et considérant l’homme et la femme dans leur intégralité, nous voyons l’amour s’identifier avec une particulière disposition à se soumettre au bien que constitue notre nature, notre humanité sexuée.

III. A l’image et à la ressemblance du Donateur

Retournons désormais au leitmotiv wojtylien, c’est-à-dire à quelques phrases de la constitution Gaudium et spes que nous retrouvons dans un article de son principal auteur – article qui est intitulé « La famille comme communio personarum » :

Examinons d’une manière un peu plus pénétrante, l’affirmation de Gaudium et Spes 24 […] : « […] Lorsque le Seigneur Jésus prie le Père pour que ‘tous soient un…, comme nous sommes un’ (Jn 17, 21-22), il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison et il nous suggère qu’il y a une certaine similitude entre l’union des personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et dans la charité. » Et justement « cette similitude – lisons-nous encore – manifeste que l’homme, seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don sincère de lui-même. » […]  Le texte parle d’ « une certaine similitude entre l’union des personnes divines et l’union des fils de Dieu dans la vérité et dans la charité ». Il s’agit donc de la dimension trinitaire de la vérité fondamentale sur l’homme que nous lisons au tout début de l’Ecriture Sainte et qui définit le plan théologique de l’anthropologie chrétienne. […] Les paroles du Seigneur Jésus Christ « Qu’ils soient uns comme toi et moi, nous sommes uns », ouvrent à la raison humaine des « horizons inaccessibles » en ce qui concerne ce mystère dans le sens le plus rigoureux du terme qui est l’unité des Trois Personnes en une unique Divinité. […] L’homme est semblable à Dieu non seulement en raison de sa nature spirituelle, existant comme personne, mais aussi en raison de la capacité qui lui est propre de communauté avec les autres personnes.[38]

Chez Wojtyla, l’analogie faite de similitude et d’infinie dissimilitude entre les personnes divines et les personnes humaines, semble transparaître même dans la description naturelle de réalité humaine qu’il entreprend dans Personne et acte et où Dieu semble se cacher. En effet, à la lecture de cet ouvrage, l’intellect de l’homme se découvre instruit par son verbe qui le dit dans son actus personae de telle sorte que cet intellect en vienne « à fondre en affection d’amour »[39] devant la personne, fût-elle seulement humaine[40]. Ce verbe la dit appelée à devenir dans son actus personae d’amour le fruit de l’amour qu’elle porte à elle-même et aux autres – voire Tout Autres. Mais puisque comme l’écrit Thomas d’Aquin au sujet de l’Amour trinitaire, « il n’y a pas de termes propres pour désigner le rapport que soutient avec son principe l’affection ou l’“impression” de la chose aimée, cette impression qui provient dans celui qui aime du fait qu’il aime », et, puisqu’« il n’y a pas non plus de mot pour évoquer la relation inverse », « nous désignons ces rapports en recourant au terme d’“amour” »[41]. L’homme-personne qui se manifeste peu à peu dans Personne et acte, parait appelé à cheminer par ses actes dans l’obscurité de la nuit afin que le nom d’Amour puisse lui être donné, à l’image et à la ressemblance de la troisième personne de la Trinité qui est aussi le Don incréé. Et ainsi, puisque le don implique la soumission au bien, l’on comprend davantage cette bienheureuse soumission à laquelle saint Paul nous appelle dans sa Lettre aux Ephésiens.

Evidemment, selon les aspects que l’on considère, on peut retrouver en chaque personne humaine, non seulement l’image de la troisième personne de la Trinité, Amour, Don Incréé, mais l’image faite de similitude et d’infinie dissimilitude de chacune des Personnes divines. Cependant, l’analogie dont traite Wojtyla en citant Gaudium et Spes dans son article intitulé « La famille comme communio personarum », est aussi une analogie entre le Créateur et la création sexuée du perfectissimum ens totius naturae. Les textes wojtyliens semblent conduire à percevoir une analogie particulière entre la génération du Verbe, son incarnation et l’initiative masculine du don.

Par exemple, comme l’affirme Jean-Paul II, « si le Christ, en instituant l’Eucharistie, l’a liée d’une manière aussi explicite au service sacerdotal des Apôtres, il est légitime qu’il voulait de cette façon exprimer la relation entre l’homme et la femme, entre ce qui est « féminin » et ce qui est « masculin », voulue par Dieu tant dans le mystère de la Création que dans celui de la Rédemption»[42].

D’autre part, comme l’écrit Edith Stein, « nous pourrions voir dans l’Esprit de Dieu, répandu sur toutes les créatures, l’archétype de l’être féminin »[43]. C’est bien ce que semble penser Jean-Paul II lorsqu’il souligne que c’est en la femme, et notamment en la Vierge Mère de Dieu, que se manifeste de manière prophétique le lien intime qui unit l’ordre de l’amour et l’Esprit Saint[44].

« Ce mystère [de soumission, de don sexué] est de grande portée : je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Eglise »[45]. A la lecture de la Lettre aux Ephésiens, il est manifeste que le salut qu’il apporte ne vient pas de nous, « il est un Don de Dieu » nous dit saint Paul. Il n’est pas sacrifice mais miséricorde, cette miséricorde qui « dessine l’image » du pontificat de Jean-Paul II[46] tout confié à la garde de Marie, modèle d’accueil du Don Incréé.

Lorsqu’il prêche la retraite au Vatican en 1976, le cardinal Wojtyla déclare :

Ce don du Très-Haut, l’Esprit Saint, apporté par Jésus-Christ et par lui greffé à nouveau dans le cœur de l’homme et de son histoire, doit restituer au genre humain, aux relations humaines et interhumaines : dans le couple, la famille, les nations, les Etats, les milieux, dans les rapports sociaux et économiques, internationaux et intercontinentaux, cette conscience fondamentale d’avoir reçu le Don. Cette conscience est le fruit de l’Esprit du Christ, du rayonnement de l’Amour qui devrait modeler un autre profil aux rapports entre les hommes.

Une autre culture doit en naître, une autre civilisation, une autre échelle de relations commerciales, de rapports de production et de partage des biens, et une autre conscience des valeurs et des survaleurs.[47]

Du don de la réalité la plus simple et de sa réception qui marque le début de Personne et acte, en passant par tous les actes culturels devant être accomplis dans un amour à la hauteur de la dignité des personnes, en passant par le paradigmatique don sexué des époux jusqu’au Christ qui a aimé l’Eglise et s’est donné pour elle afin de l’entrainer dans la contemplation de la Communion trinitaire, le don de la pensée de K. Wojtyla/Jean-Paul II est un réalisme prophétique pour le monde de ce temps.

Oui ! L’avenir de l’homme dépend de la culture ! Oui ! La paix du monde dépend de la primauté de l’Esprit ! Oui ! L’avenir pacifique de l’humanité dépend de l’amour ! Votre contribution personnelle, Mesdames et Messieurs, est importante, elle est vitale. […] Ma parole finale est celle-ci : Ne cessez pas. Continuez. Continuez toujours.[48]

  1. Gaudium et Spes, n°24, par exemple in Giovanni Paolo II, Varcare la soglia della speranza, con Vittorio Messori, Milano, Mondadori, 1994, trad. fr. Jean-Paul II, Entrez dans l’Espérance, avec la collaboration de Vittorio Messori, Paris, Plon/Name, 1994, pp. 292-293.

  2. Jean-Paul II, « Discours à l’Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) », Paris, lundi 2 juin 1980, disponible sur http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/speeches/1980/june/documents/hf_jp-ii_spe_19800602_unesco_fr.html.

  3. Thomas d’Aquin, Commentaire des Analytiques postérieures d’Aristote, n.1.

  4. Jean-Paul II, « Discours à l’UNESCO ».

  5. Giovanni Paolo II, “Il metodo e la doctrina di san Tommaso in dialogo con la cultura contemporanea”, in Atti dell’VIII Congresso Tomistico Internazionale, L’enciclica Aeterni Patris nell’arco di un secolo, Studi tomistici, n°10, Roma, Vaticano, Pontifica accademia S. Tommaso, Libreria Editrice Vaticana, 1981, p. 14.

  6. Jean-Paul II, Entrez dans l’Espérance, p. 61.

  7. Gaudium et spes, 24, disponible sur http://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_const_19651207_gaudium-et-spes_lt.html. La version originale et latine de la constitution apostolique traite de « don sincère » et non de « don désintéressé » comme le laisse croire divers traductions maladroites : « Haec similitudo manifestat hominem, qui in terris sola creatura est quam Deus propter seipsam voluerit, plene seipsum invenire non posse nisi per sincerum sui ipsius donum. »

  8. Jean-Paul II, « Discours à l’UNESCO ».

  9. Ibid.

  10. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q. 26, a. 1, resp.

  11. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q. 28, a. 6, resp.

  12. Wojtyla, Karol, Miłość i odpowiedzialność, studium etyczne, (2nde édition,1962) trad. Thérèse Sas revue par Marie-Andrée Bouchaud- Kalinowska, Amour et responsabilité, (1ère édition, Paris, Sociétés d’éditions internationales, 1965), Paris, Stock, 2nde édition, 1998, p. 36.

  13. Jean-Paul II, « Discours à l’UNESCO ».

  14. Wojtyla, K., Amour et responsabilité, p. 25.

  15. Ibid., p. 24.

  16. Ibid., p. 25.

  17. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q. 26, a. 4, resp.

  18. Wojtyla, K., “O kierowniczej lub sluzebnej roli rozumu w etyce na tle pogladow Tomasza z Akwinu, Hume’a i Kanta”, Roczniki Filozoficzne, Lublin, Ed. de l’association scientifique de l’université catholique de Lublin, N.2, 1958, pp.13-31, trad. it. a cura del Centro Studi Europa Orientale, “Il ruolo dirigente o ausiliare della ragione nell’etica in Tommaso d’Aquino, Hume e Kant”, in I fondamenti del ordine etico, Bologna, éd. CSEO, 1989, p. 101.

  19. Wojtyla, K., Osoba i czyn, 2de éd. trad. all. 1981, (1re éd. 1969), trad. fr. Gwendoline Jarczyck, Personne et acte, (1re éd. Paris, Centurion, 1983) ; 2nde éd., Paris, Parole et Silence, 2011, Collège des Bernardins, p.88.

  20. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q. 1, a. 3, resp.

  21. Cf. Suramy, Aude, La voie de l’amour, une interprétation de Personne et Acte de Karol Wojtyła, lecteur de Thomas d’Aquin, Préface de Mgr Livio Melina, Città del Vaticano, Cantagalli-Pontificio Istituto Govanni Paolo II, mars 2014, Sentieri della verità, diffusion Vrin, p. 461.

  22. Wojtyla, K., Personne et acte, p. 332 : La capacité de participer à l’humanité comme telle de tout homme constitue la racine de toute participation et conditionne la valeur personnaliste de tout agir et de tout exister « en commun avec d’autres ». […] C’est pourquoi aussi qu’il nous soit permis de consacrer les derniers propos de cet ouvrage au sens évangélique du commandement de l’amour. A plus d’une reprise nous avons souligné que nous ne voulions pas faire d’incursion dans le domaine de l’éthique ; ici par conséquent, nous souhaitons nous arrêter dur le seuil d’une interprétation purement éthique du commandement « Tu aimeras ».

  23. Jean-Paul II, Laborem exercens, 14 septembre 1981, 24., disponible sur

     http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_14091981_laborem-exercens_fr.html : Etant donné que le travail dans sa dimension subjective est toujours une action personnelle, actus personae, il en découle que c’est l’homme tout entier qui y participe […].

  24. Wojtyla, K., Kamieniołom, écrit en 1956, publication sous pseudonyme Andzej Jawień, Znak, n. 6, 1957, trad. fr., Pierre Emmanuel et Constantin Jelenski avec la collaboration d’Anna Turowicz, La Carrière, in Wojtyla, K., Poèmes, Théâtre, Ecrits sur le Théâtre, Avant-propos de Jean Offredo, Paris, Cana/Cerf, 1998, p. 70.

  25. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q. 28, a. 1, ad. 3.

  26. Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia IIae, q. 28, a. 2, s.c et resp.

  27. Cf. Suramy, A., « Passion du don et union nocturne : mystère d’amour de la personne dans la pensée de Karol Wojtyła », Revue Théologique des Bernardins, Facuté Notre Dame, Paris, Lethielleux, octobre 2011, pp. 123-154.

  28. Wojtyla, K., Amour et responsabilité, p. 113. Cf. aussi Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia IIae, q. 28, a. 3, s.c. et resp.

  29. Jean-Paul II, « Le don désintéressé », Vatican, 8 février 1994, trad. fr. du polonais par Mgr. Pascal Ide.

  30. Jean-Paul II, Homme et femme Il les créa, une spiritualité du corps, [catéchèses données à Rome du 5 septembre 1979 au 28 novembre 1984. Elles sont rédigées en polonais par le cardinal Wojtyla avant le 16 octobre 1978 – date à laquelle Wojtyla est élu Pape], trad. fr. de l’Osservatore Romano, Paris, Cerf, 2004, p. 95.

  31. Jean-Paul II, « Le don désintéressé ».

  32. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q. 26, a. 2, resp.

  33. Jean-Paul II, Homme et femme Il les créa, p. 95 : Suivant Genèse 2, 25, « homme et femme, ils n’avaient pas honte ». Ceci nous permet de conclure que l’échange du don, auquel participe toute leur humanité, âme et corps, féminité et masculinité, se réalise en conservant la caractéristique intérieure (c’est-à-dire précisément l’innocence) du don de soi et de l’acceptation de l’autre comme don. Ces deux fonctions du mutuel échange sont en étroite connexion durant tout le processus du « don de soi » : donner et accepter le don se compénètrent de sorte que le fait de donner lui-même devient acceptation et celui d’accepter revient à donner. Genèse 2, 23-25 nous permet de déduire que la femme, qui dans le mystère de la création est « donnée » à l’homme par le Créateur, est, grâce à l’innocence originelle « accueillie » par lui, c’est-à-dire acceptée comme don. Le texte biblique est à ce propos tout à fait clair et limpide. En même temps l’acceptation de la femme par l’homme et sa manière même de l’accueillir deviennent quasi une première donation, si bien que la femme en se donnant ( dès le premier moment où dans le mystère de la création elle a été donnée » à l’homme par le Créateur) « se découvre elle-même », grâce au fait qu’elle a été acceptée et accueillie par grâce, en même temps, à la manière dont elle a été reçue par l’homme. Elle se retrouve donc elle-même dans le propre fait de se donner (en un « don sincère de soi », Gaudium et Spes, n. 24), quand elle est accueillie telle que l’a voulue le Créateur, c’est-à-dire « pour elle-même » dans son humanité et féminité. Quand dans cette acceptation se trouve assurée toute la dignité du don, moyennant l’offrande de ce qu’elle est dans toute la vérité de son humanité et dans toute la réalité de son corps et sexe, de sa féminité, elle atteint la profondeur intime de sa personne et parvient à la pleine possession de soi-même. Ajoutons que ce fait de se retrouver soi-même dans son propre don devient source d’un nouveau don de soi qui croît en vertu de la disposition intérieure à l’échange du don et dans la mesure où il rencontre une acceptation et un accueil identiques et même plus profonds, comme fruit d’une conscience toujours lus intense du don lui-même. Il semble que le second récit de la création a assigné à l’homme « dès l’origine » la fonction de celui qui surtout reçoit le don (cf. particulièrement Genèse 2, 23). La femme est « dès l’origine » confiée à ses yeux, à sa conscience, à sa sensibilité, à son « cœur » ; lui, par contre, il doit, en un certain sens, assurer le processus de l’échange même du don, la réciproque compénétration du « donner et recevoir en don » qui, précisément par sa réciprocité, crée une authentique communion des personnes. Si, dans le mystère de la création, la femme est celle qui a été donnée à l’homme, celui-ci, de son côté, la recevant en don dans la pleine vérité de sa personne et féminité, l’enrichit du fait même et, en même temps, lui, il se trouve enrichi de cette relation réciproque.

  34. Ibid.

  35. Ibid.

  36. Jean-Paul II, Lettre apostolique Mulieris dignitatem, Librairie éditrice Vaticane, Vatican, 15 août 1988, 29, disponible sur 

    http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/apost_letters/1988/documents/hf_jp-ii_apl_19880815_mulieris-dignitatem_fr.html.

  37. Wojtyla, K., « La famille constitue le milieu propre où la personne humaine est aimée », document préparatoire à la Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps, octobre 1965, in Lebrun, Dominique (Mgr), Intervention de Karol Wojtyla au Concile Vatican II, Préface du cardinal Etchegaray, Paris, Parole et Silence, 2012, p. 149.

  38. Wojtyla, K., „Rodzina jako communio personarum”, Ateneum Kaplanskie, 83, 1974 , pp. 347-361, trad. it. E. Tartagni, “La famiglia come communio personarum”, Il Nuovo Aeropago, 2, 1988, pp. 5-18, in Wojtyla, K., Metafisica della persona, Tutte le opere filosofiche e saggi integrativi, a cura di Giovanni Reale e Tadeusz Styzen, Milano, Bompiani, 2003, Il pensiero occidentale, pp. 1465-1466.

  39. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 43, a. 5, ad. 2.

  40. Cf. Suramy, A., La voie de l’amour, une interprétation de Personne et Acte de Karol Wojtyła, lecteur de Thomas d’Aquin, pp. 640-641.

  41. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 37, a.1.

  42. Jean-Paul II, Mulieris dignitatem, 26.

  43. Stein, Edith, « Les problèmes posés par l’éducation moderne des jeunes filles », in La femme, Cours et conférences, Cerf-Carmel, 2008, p. 337.

  44. Jean-Paul II, Mulieris dignitatem, 29.

  45. Paul, 1 Ephésiens, 5, 21.

  46. Jean-Paul II, « Discours aux sœurs de la Bienheureuse Vierge Marie de la Miséricorde », Cracovie, le 7 juin 1997 disponible sur

    http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/speeches/1997/june/documents/hf_jp-ii_spe_19970607_divina-misericordia_it.html.

  47. Wojtyla, K., Ktoremu sprzeciwiac siebeda, trad.fr. Thérèse Wilkanowicz, Le signe de contradiction, Paris, Communio-Fayard, 1979, p. 85.

  48. Jean-Paul II, « Discours à l’UNESCO ».

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Aude Suramy

Aude Suramy

Aude Suramy est ​maître de conférences à la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Toulouse (France). De 2015 à 2020, elle a été vice-doyenne de la faculté. Elle s’est spécialisée dans la pensée philosophique de Karol Wojtyła avec une thèse de doctorat intitulée La voie de l’amour à l’Université Sorbonne-Paris IV. Elle a publié plusieurs articles concernant la pensée de Karol Wojtyla / Saint Jean-Paul II.

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Le Veritas Amoris Project met au centre la vérité de l’amour comme clé de compréhension du mystère de Dieu, de la personne humaine et du monde, convaincu que cette perspective offre une approche pastorale intégrale et fructueuse.

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